Conclusion
Reprenons,
pour conclure, notre question de départ. Quel est le savoir
le plus beau, le plus ultime que puisse atteindre l'homme ?
L'attitude de Socrate est une réponse possible qui reste pour
tous à méditer, et en cela, il est toujours le prince
des philosophes.
Socrate, avec
la maïeutique nous donne une leçon de sagesse
indépassable et toujours applicable à notre époque,
toujours féconde. Il a renversé le désir de
savoir en savoir du désir. Ce qui est le plus important
en nous, est bien notre quête, notre questionnement. La
connaissance ultime recherchée concerne prioritairement
l'homme et l'homme en tant que désir, Eros. Il ne cesse de
nous renvoyer un " que veux-tu ?" où se lit
l'énigme indépassable que nous sommes à
nous-mêmes.
Conséquences et applications
La grande
question qui vous est posée : jusqu'où, en quoi
Socrate et sa maïeutique peuvent-ils être un modèle
pour vous ?
Vous n'êtes
pas des analystes. Comme citoyen ordinaire vous pratiquez une autre
analyse que celle psychanalytique, une analyse sociale, où ce
sont surtout les mécanismes sociaux et institutionnels, les
rapports de pouvoir, qui sont vos objets. Vous n'avez que faire de
ce modèle socratique.
Et pourtant,
à votre façon, par une simple transposition, vous
pouvez profiter de l'attitude socratique pour réfléchir
sur les phénomènes sociaux. Une fonction maïeutique,
analogue et transposée de celle de Socrate ne serait
peut-être pas si déplacée que cela, et pourrait
même être très utile.
Que
pouvons-nous retenir de Socrate ?
Je choisis
arbitrairement mais pour plus de clarté, deux domaines
d'application : ce qui concerne l'enseignement, et le domaine
social.
I/ L'Ecole
Le problème
fondamental autour duquel nous tournons tous en ce moment sans
vouloir le voir, est que l'école implique l'existence d'un
Maître, et que par là elle vient heurter
directement et notre socratisme et notre sensibilité
démocratique.
L'Ecole,
comme transmission de savoirs, est par constitution intolérante
et hiérarchique :
Intolérante,
elle l'est à l'erreur; tout ne peut être considéré
comme vrai ou admissible; il y a du faux, des erreurs qui doivent
être repérées et corrigées,
sanctionnées. C'est évident, mais on veut faire
croire que ça ne pose pas de problème tant nous
sommes habitués à cette situation. Mais, pourtant,
le problème est bien réel puisque cette intolérance
de la rationalité qui exclut et sélectionne les
pensées, les idées, entre directement en conflit avec
l'aspiration démocratique qui voudrait que tous aient
raison, qu'il n'y ait pas d'exclusion ou d'intolérance aux
opinions, bref que la liberté soit entière pour
chacun, que chacun puisse penser ce qu'il veut.
Hiérarchique
du fait qu'il y a celui qui sait, détient des savoirs, et
celui qui ne sait pas et qui est en position d'infériorité
quant à la possession du savoir. Donc après la
liberté, c'est maintenant l'égalité et son
exigence que vient de front heurter l'école.
Comment être
des maîtres démocrates ? Voilà la difficulté,
qui semble même prendre la forme d'un dilemme pour tout
enseignant.
Remarque :
l'école ne fait problème que par rapport aux valeurs
démocratiques actuelles (il y a des pays, où elle ne
fait aucun problème. Les écoles coraniques, par
exemple dont on parle tant en ce moment fonctionnent sur d'autres
valeurs que les notres, et ne rencontrent pas le problème de
leur compatibilité avec les principes de la démocratie).
Comment faire pour que la transmission du savoir soit compatible
avec les valeurs de la République et de la société
démocratique (liberté et égalité) ?
Comment, d'un
côté, éviter la démagogie qui résulte
de la soumission de l'Ecole à la démocratie ? Comment,
de l'autre côté, éviter le piège
autoritariste et répressif de l'anti-démocratisme, qui
résultera de la soumission de l'Ecole à sa dimension
inégalitaire et intolérante ?
Nous sommes
devant une contradiction et même une impasse puisque nous ne
pouvons renoncer à aucune des deux exigences que nous portons
d'une part, en tant qu'enseignants ou éducateurs, et, d'autre
part, en tant que citoyens. Comme dans toutes les situations de ce
type, il ne nous reste plus qu'à naviguer dans les compromis,
les équilibres instables. Il nous faut donc le sens de la
mesure, ce qui exige du tact, du jugement personnel, de l'invention
aussi.
Jusqu'où
aller dans l'autorité, la discipline, la contrainte et la
sanction à une époque qui encourage à la
démagogie cool, qui insitutue un nihilisme aussi prégnant
que sympa ?
Ce problème
était déjà celui des Grecs
Socrate fut
une réponse à cette question. Et cette réponse
— je crois, qu'aujourd'hui, vous pouvez tourner, vous n'en
avez toujours pas d'autre — elle est celle de l'autonomie
rationnelle. Ce qu'il faut bien cerner et comprendre, pour
éclairer nos problèmes, c'est le statut de la
raison, de la rationalité dans une société
démocratique.
La démocratie
ne peut par principe s'opposer au savoir rationnel puisque celui-ci
en est issu. La Raison, la rationalité scientifique est
fille de la Cité démocratique. Voyez les travaux
du célèbre héllénniste, J.P. Vernant,
Les Origines de la pensée grecque.
Ce que la
démocratie et le savoir rationnel excluent tous deux c'est le
principe d'autorité (= c'est vrai parce que X ou Y l'a
dit).
Par
l'existence même de la raison l'argument d'autorité est
évincé puisque la connaissance est produite par
l'existence de preuve, par le fait de donner des raisons
contrôlables. Et cette démarche elle-même de
recherche des raisons, suppose un milieu de débat ouvert et
pluraliste, et à terme un espace public de type démocratique.
La maïeutique
socratique enregistre cette révolution politique en la
subjectivant en la dialectisant du côté de l'individu :
penser par soi-même, retrouver par la recherche les raisons du
savoir et toujours en vue de donner son assentiment personnel, comme
acte final et conclusif: c'est moi qui assume et affirme cela après
examen.
On voit que
l'antinomie de tout à l'heure se défait un peu, se
détend et que la solution est bien dans le comportement
socratique, qui place l'autonomie rationnelle, la liberté de
penser par soi-même au centre de tout le processus éducatif.
Tout ceci va
contre une idée reçue dans les milieux enseignants,
éducatifs : le mythe de la spontanéité de
l'élève. Ce seraient de petits génies que
l'institution auraient écrasés, ou bien des êtres
qui s'ils n'étaient pas ligotés par une discipline
imbécile trouveraient par eux-mêmes les connaissances
formatrice, et n'aurait en somme plus besoin de maître sinon
pour leur photocopier les textes qu'ils auraient eux-mêmes
choisis, etc…
On ne peut
tirer une telle conséquence pratique de la maïeutique de
Socrate. Car,
d'une
part, la maïeutique est un dispositif artificiel qui ne
répond à aucune spontanéité naturelle.
La liberté de l'élève est une illusion :
c'est Socrate qui organise tout pour faire accoucher du savoir.
C'est donc une spontanéité qui vient toujours en
réponse à une préparation de questions
construites et guidées, extrêmement contraignantes
comme le montre n'importe quel Dialogue.
D'autre
part, l'éducation, dans toute société, ne peut
jamais être entièrement rationnelle, sous la seule
autorité de la raison. On ne peut se passer de l'autorité
d'un Maître qui assume des choix plus ou moins discutables et
arbitraires, mais inévitables, arrange, organise les
conditions d'apprentissage, sanctionne, use de la menace de la
force, sélectionne, etc. La seule solution est que son
action soit supervisée, délimitée, encadrée
par la raison et que son objectif principal soit bien
l'apprentissage de la liberté de penser.
La
spontanéité est donc bien un mythe et l'éveil
de l'élève requiert un maître subtil de type
socratique.
D'une façon
générale, c'est une erreur de confondre la liberté
socratique avec une attitude sceptique (toutes les opinions se
valent), ainsi qu'avec une attitude permissive (qui ne se reconnaît
pas le droit d'interdire). Sous prétexte de la tolérance
et de la compréhension, on fait souvent le jeu du laxisme,
d'un laisser-faire extrême qui désoriente les enseignés
au point de les jeter dans les bras de l'attitude inverse, et les
bras d'un vrai Maître, cette fois, et non socratique !
II/ Le
citoyen face au fait social.
Un principe
intellectuel qui prédomine dans les sciences sociales est
celui de la plasticité et de la dépendance de l'homme,
des individus, vis-à-vis des facteurs, des forces sociales,
économiques, de toute sortes. Il s'ensuit l'existence d'une
attitude "compréhensive" à l'égard de
ceux qu'on appelle des "victimes", ou bien à
l'égard des exclus, ou encore des délinquants …
Ils sont alors perçus un peu comme ceux qui résistent
au système capitaliste, à la mondialisation sauvage,
et partant, ils ne sont pas loins d'être pris pour des héros,
vis-à-vis desquels la société doit se sentir
entièrement coupable.
On pourrait
se demander, grâce au détour socratique si avec ce
genre d'attitude on n'a pas affaire à un cliché, à
un lieu commun dont bien des arrières-pensées
idéologiques ne sont pas absentes. Le "il faut les
comprendre" si répandu a tout l'air le plus souvent de
fonctionner comme une forme de préjugé dans des
sciences qui prétendent pourtant en être préservées.
Vous
n'avez pas à les comprendre, mais à vous y prendre de
telle façon que vous leur ouvriez l'espace (vide) pour qu'ils
puissent se prendre en main, et se comprendre, car c'est d'abord
à eux-mêmes qu'est dévolue la tâche de se
comprendre et par là de se porter secours à soi-même.
Vous
n'avez pas à les comprendre, car justement, tout ne se
"comprend pas", et l'individu n'est pas une marionnette au
sein des forces sociales qui le déresponsabilisent de ses
actes et surtout de ses jugements. Tout ne se comprend pas car il
y a une part d'incompréhensible majeure qui est l'existence
d'une liberté individuelle, fondatrice d'une responsabilité
individuelle. Le point de départ et le centre de toute
action citoyenne réside dans la liberté individuelle
de juger, l'autonomie, comme le rappelle Socrate à chacun.
Bien
évidemment, il y a des cas de détresse et des
situations où ces propos seraient révoltants. Mais
dans de nombreux cas, surtout avec les adolescents dits en
difficultés, délinquants, ou d'autres adultes valides
mais perdus, compensant dans l'alcool ou autres excitants de vie et
de rêve, on doit reconnaître qu'il y a une part
importante de mobilisation individuelle, qui fait que les
interlocuteurs ne peuvent être pris comme une sorte de matière
sociale, passive, purement réceptrice, simplement en attente
d'une action de secours extérieure et dont seule "la
société" serait comptable. A travers, tel droit,
légitimement requis, telle aide, le principal est
d'enclencher une prise en charge personnelle de son propre cas,
c'est-à-dire de sortir de la culture de la plainte et du
discours de victimisation. Et cette initiative, commence avant tout
par une action concernant le jugement personnel, qui met en jeu
quelque chose qui est proche de la maïeutique socratique. Pour
opérer ce renversement du passif à l'actif, la
position d'un citoyen témoin de faits sensibles au jour le
jour doit être analogue à celle de Socrate. Il doit
aider à formuler des jugements corrects avant tout, à
aider à dialectiser le discours que le sujet entretient sur
sa situation, en le sortant des slogans et clichés tout faits
qui tendent à le conforter dans son discours de
victimisation, même si ce dernier par fierté reste
informulé, ou à se déresponsabiliser, avec
l’aide des belles âmes, en accusant le « système »,
etc.
Cette mise en
parole et cette formation du jugement par soi, n'est pas tout, mais
elle est à la racine d'une attitude qui vise la liberté
comme principe d'être. Et si on avance dans cette perspective,
vous êtes en position d'incarner pour une part le vide
socratique, vous offrez un espace vide qui permet à votre
interlocuteur de venir se loger pour assumer sa part de déshérance
et de liberté, et donc par là commencer à
chercher par lui-même des questions sur lui-même, et des
réponses à sa propre situation. Il faut résister
à une tentation de supporter la culpabilité de la
société globale, et de vouloir faire le bien de
l'autre en réponse à ses manquements ou défauts,
à ses injustices. Il ne faut pas se précipiter et
venir trop rapidement boucher ou recouvrir cet espace de vide et de
liberté par la plénitude de solutions toutes faites et
déjà là, et envers lesquelles la victime ou
la personne défavorisée ne serait pour rien, et
qu'elles prendraient comme un dû.
Je dis
tout ça très approximativement.
Mais il me
semble que ce type de discours, très répandu en
politique, quand celle-ci se veut radicale, est assez peu productif.
C'est le discours de l'activisme, à l'opposé de
celui de cette sagesse socratique. Son schéma caricatural
est du genre : " Concernant votre situation, vous n'y êtes
pour rien. Il y a un responsable. C'est l'Etat capitaliste (ou le
Capitalisme d'etat, on ne sait plus très bien dans quel état
est ce qu'on pointe dans sa vindicte), qui vous a dépossédé.
Donc revendiquez, vous avez le droit à tout, à cette
plénitude dont jouissent , illégitimement les autres,
les riches, les occidentaux " (l'activisme croit à
la publicité, qui fait miroiter une telle plénitude
avec la richesse et la possession des biens, que par ailleurs, il
est le premier à dénoncer comme illusoire !).
Ce
discours entretient la passivité, sauf quand il s'agit de
lutter pour une revendication globale, forcément lointaine et
dépersonnalisante puisque la personne se trouve dépendre
du collectif et de son organisation. Elle déresponsabilise
l'individu en situant le positif et l'action efficace du côté
des "autres", des pouvoirs publics. Elle l'enferme dans
la plainte et la demande, et surtout dans l'illusion qu'il y a une
plénitude quelque part du côté des "riches"
des nantis, et que celle-ci, sans rien faire d'autre que la
réclamation et la revendication (ou la révolution),
peut être déversée du vase plein des riches dans
le vase vide de la misère des démunis. On retrouve
donc tous les ingrédients, transposés, de ce contre
quoi Socrate se bat : l'illusion d'une plénitude qui n'est
pour personne (il y a un manque et un désarroi fondamental
que ni bien-être, ni richesse, ni gloire, ni honneurs ou
positions sociales… ne peuvent combler ), une illusion de
solutions toutes faites, l'illusion que les clés de la
réussite ou du bonheur sont du côté de l'autre
ou des pouvoirs publics et qu'il suffirait de tendre la main pour
les atteindre.
Il faut
parier sur l'autonomie du jugement de chacun, comme élément
déterminant de sa conduite, soit sa capacité à
penser et à se penser. Si on prend les choses par là,
par ce bout là, la maïeutique socratique devient un
auxiliaire indispensable, et l'attitude de Socrate exemplaire.
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