Introduction 1/ Socrate et la cité 2/ Socrate et la maïeutique 3/ Socrate et l'envers du discours du Maître 4/ Le discours socratique comme analyse du désir 5/ Conclusion, conséquences et applications


Conclusion


Reprenons, pour conclure, notre question de départ. Quel est le savoir le plus beau, le plus ultime que puisse atteindre l'homme ? L'attitude de Socrate est une réponse possible qui reste pour tous à méditer, et en cela, il est toujours le prince des philosophes.

Socrate, avec la maïeutique nous donne une leçon de sagesse indépassable et toujours applicable à notre époque, toujours féconde. Il a renversé le désir de savoir en savoir du désir. Ce qui est le plus important en nous, est bien notre quête, notre questionnement. La connaissance ultime recherchée concerne prioritairement l'homme et l'homme en tant que désir, Eros. Il ne cesse de nous renvoyer un " que veux-tu ?" où se lit l'énigme indépassable que nous sommes à nous-mêmes.


Conséquences et applications


La grande question qui vous est posée : jusqu'où, en quoi Socrate et sa maïeutique peuvent-ils être un modèle pour vous ?

Vous n'êtes pas des analystes. Comme citoyen ordinaire vous pratiquez une autre analyse que celle psychanalytique, une analyse sociale, où ce sont surtout les mécanismes sociaux et institutionnels, les rapports de pouvoir, qui sont vos objets. Vous n'avez que faire de ce modèle socratique.

Et pourtant, à votre façon, par une simple transposition, vous pouvez profiter de l'attitude socratique pour réfléchir sur les phénomènes sociaux. Une fonction maïeutique, analogue et transposée de celle de Socrate ne serait peut-être pas si déplacée que cela, et pourrait même être très utile.

Que pouvons-nous retenir de Socrate ?

Je choisis arbitrairement mais pour plus de clarté, deux domaines d'application : ce qui concerne l'enseignement, et le domaine social.


I/ L'Ecole

Le problème fondamental autour duquel nous tournons tous en ce moment sans vouloir le voir, est que l'école implique l'existence d'un Maître, et que par là elle vient heurter directement et notre socratisme et notre sensibilité démocratique.

L'Ecole, comme transmission de savoirs, est par constitution intolérante et hiérarchique :

  • Intolérante, elle l'est à l'erreur; tout ne peut être considéré comme vrai ou admissible; il y a du faux, des erreurs qui doivent être repérées et corrigées, sanctionnées. C'est évident, mais on veut faire croire que ça ne pose pas de problème tant nous sommes habitués à cette situation. Mais, pourtant, le problème est bien réel puisque cette intolérance de la rationalité qui exclut et sélectionne les pensées, les idées, entre directement en conflit avec l'aspiration démocratique qui voudrait que tous aient raison, qu'il n'y ait pas d'exclusion ou d'intolérance aux opinions, bref que la liberté soit entière pour chacun, que chacun puisse penser ce qu'il veut.

  • Hiérarchique du fait qu'il y a celui qui sait, détient des savoirs, et celui qui ne sait pas et qui est en position d'infériorité quant à la possession du savoir. Donc après la liberté, c'est maintenant l'égalité et son exigence que vient de front heurter l'école.


Comment être des maîtres démocrates ? Voilà la difficulté, qui semble même prendre la forme d'un dilemme pour tout enseignant.

Remarque : l'école ne fait problème que par rapport aux valeurs démocratiques actuelles (il y a des pays, où elle ne fait aucun problème. Les écoles coraniques, par exemple dont on parle tant en ce moment fonctionnent sur d'autres valeurs que les notres, et ne rencontrent pas le problème de leur compatibilité avec les principes de la démocratie). Comment faire pour que la transmission du savoir soit compatible avec les valeurs de la République et de la société démocratique (liberté et égalité) ?

Comment, d'un côté, éviter la démagogie qui résulte de la soumission de l'Ecole à la démocratie ? Comment, de l'autre côté, éviter le piège autoritariste et répressif de l'anti-démocratisme, qui résultera de la soumission de l'Ecole à sa dimension inégalitaire et intolérante ?

Nous sommes devant une contradiction et même une impasse puisque nous ne pouvons renoncer à aucune des deux exigences que nous portons d'une part, en tant qu'enseignants ou éducateurs, et, d'autre part, en tant que citoyens. Comme dans toutes les situations de ce type, il ne nous reste plus qu'à naviguer dans les compromis, les équilibres instables. Il nous faut donc le sens de la mesure, ce qui exige du tact, du jugement personnel, de l'invention aussi.

Jusqu'où aller dans l'autorité, la discipline, la contrainte et la sanction à une époque qui encourage à la démagogie cool, qui insitutue un nihilisme aussi prégnant que sympa ?


Ce problème était déjà celui des Grecs

Socrate fut une réponse à cette question. Et cette réponse — je crois, qu'aujourd'hui, vous pouvez tourner, vous n'en avez toujours pas d'autre — elle est celle de l'autonomie rationnelle. Ce qu'il faut bien cerner et comprendre, pour éclairer nos problèmes, c'est le statut de la raison, de la rationalité dans une société démocratique.

La démocratie ne peut par principe s'opposer au savoir rationnel puisque celui-ci en est issu. La Raison, la rationalité scientifique est fille de la Cité démocratique. Voyez les travaux du célèbre héllénniste, J.P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque.

Ce que la démocratie et le savoir rationnel excluent tous deux c'est le principe d'autorité (= c'est vrai parce que X ou Y l'a dit).

Par l'existence même de la raison l'argument d'autorité est évincé puisque la connaissance est produite par l'existence de preuve, par le fait de donner des raisons contrôlables. Et cette démarche elle-même de recherche des raisons, suppose un milieu de débat ouvert et pluraliste, et à terme un espace public de type démocratique.

La maïeutique socratique enregistre cette révolution politique en la subjectivant en la dialectisant du côté de l'individu : penser par soi-même, retrouver par la recherche les raisons du savoir et toujours en vue de donner son assentiment personnel, comme acte final et conclusif: c'est moi qui assume et affirme cela après examen.

On voit que l'antinomie de tout à l'heure se défait un peu, se détend et que la solution est bien dans le comportement socratique, qui place l'autonomie rationnelle, la liberté de penser par soi-même au centre de tout le processus éducatif.


Tout ceci va contre une idée reçue dans les milieux enseignants, éducatifs : le mythe de la spontanéité de l'élève. Ce seraient de petits génies que l'institution auraient écrasés, ou bien des êtres qui s'ils n'étaient pas ligotés par une discipline imbécile trouveraient par eux-mêmes les connaissances formatrice, et n'aurait en somme plus besoin de maître sinon pour leur photocopier les textes qu'ils auraient eux-mêmes choisis, etc…

On ne peut tirer une telle conséquence pratique de la maïeutique de Socrate. Car,

  • d'une part, la maïeutique est un dispositif artificiel qui ne répond à aucune spontanéité naturelle. La liberté de l'élève est une illusion : c'est Socrate qui organise tout pour faire accoucher du savoir. C'est donc une spontanéité qui vient toujours en réponse à une préparation de questions construites et guidées, extrêmement contraignantes comme le montre n'importe quel Dialogue.

  • D'autre part, l'éducation, dans toute société, ne peut jamais être entièrement rationnelle, sous la seule autorité de la raison. On ne peut se passer de l'autorité d'un Maître qui assume des choix plus ou moins discutables et arbitraires, mais inévitables, arrange, organise les conditions d'apprentissage, sanctionne, use de la menace de la force, sélectionne, etc. La seule solution est que son action soit supervisée, délimitée, encadrée par la raison et que son objectif principal soit bien l'apprentissage de la liberté de penser.

La spontanéité est donc bien un mythe et l'éveil de l'élève requiert un maître subtil de type socratique.

D'une façon générale, c'est une erreur de confondre la liberté socratique avec une attitude sceptique (toutes les opinions se valent), ainsi qu'avec une attitude permissive (qui ne se reconnaît pas le droit d'interdire). Sous prétexte de la tolérance et de la compréhension, on fait souvent le jeu du laxisme, d'un laisser-faire extrême qui désoriente les enseignés au point de les jeter dans les bras de l'attitude inverse, et les bras d'un vrai Maître, cette fois, et non socratique !


II/ Le citoyen face au fait social.

Un principe intellectuel qui prédomine dans les sciences sociales est celui de la plasticité et de la dépendance de l'homme, des individus, vis-à-vis des facteurs, des forces sociales, économiques, de toute sortes. Il s'ensuit l'existence d'une attitude "compréhensive" à l'égard de ceux qu'on appelle des "victimes", ou bien à l'égard des exclus, ou encore des délinquants … Ils sont alors perçus un peu comme ceux qui résistent au système capitaliste, à la mondialisation sauvage, et partant, ils ne sont pas loins d'être pris pour des héros, vis-à-vis desquels la société doit se sentir entièrement coupable.

On pourrait se demander, grâce au détour socratique si avec ce genre d'attitude on n'a pas affaire à un cliché, à un lieu commun dont bien des arrières-pensées idéologiques ne sont pas absentes. Le "il faut les comprendre" si répandu a tout l'air le plus souvent de fonctionner comme une forme de préjugé dans des sciences qui prétendent pourtant en être préservées.

Vous n'avez pas à les comprendre, mais à vous y prendre de telle façon que vous leur ouvriez l'espace (vide) pour qu'ils puissent se prendre en main, et se comprendre, car c'est d'abord à eux-mêmes qu'est dévolue la tâche de se comprendre et par là de se porter secours à soi-même.

Vous n'avez pas à les comprendre, car justement, tout ne se "comprend pas", et l'individu n'est pas une marionnette au sein des forces sociales qui le déresponsabilisent de ses actes et surtout de ses jugements. Tout ne se comprend pas car il y a une part d'incompréhensible majeure qui est l'existence d'une liberté individuelle, fondatrice d'une responsabilité individuelle. Le point de départ et le centre de toute action citoyenne réside dans la liberté individuelle de juger, l'autonomie, comme le rappelle Socrate à chacun.

Bien évidemment, il y a des cas de détresse et des situations où ces propos seraient révoltants. Mais dans de nombreux cas, surtout avec les adolescents dits en difficultés, délinquants, ou d'autres adultes valides mais perdus, compensant dans l'alcool ou autres excitants de vie et de rêve, on doit reconnaître qu'il y a une part importante de mobilisation individuelle, qui fait que les interlocuteurs ne peuvent être pris comme une sorte de matière sociale, passive, purement réceptrice, simplement en attente d'une action de secours extérieure et dont seule "la société" serait comptable. A travers, tel droit, légitimement requis, telle aide, le principal est d'enclencher une prise en charge personnelle de son propre cas, c'est-à-dire de sortir de la culture de la plainte et du discours de victimisation. Et cette initiative, commence avant tout par une action concernant le jugement personnel, qui met en jeu quelque chose qui est proche de la maïeutique socratique. Pour opérer ce renversement du passif à l'actif, la position d'un citoyen témoin de faits sensibles au jour le jour doit être analogue à celle de Socrate. Il doit aider à formuler des jugements corrects avant tout, à aider à dialectiser le discours que le sujet entretient sur sa situation, en le sortant des slogans et clichés tout faits qui tendent à le conforter dans son discours de victimisation, même si ce dernier par fierté reste informulé, ou à se déresponsabiliser, avec l’aide des belles âmes, en accusant le « système », etc.

Cette mise en parole et cette formation du jugement par soi, n'est pas tout, mais elle est à la racine d'une attitude qui vise la liberté comme principe d'être. Et si on avance dans cette perspective, vous êtes en position d'incarner pour une part le vide socratique, vous offrez un espace vide qui permet à votre interlocuteur de venir se loger pour assumer sa part de déshérance et de liberté, et donc par là commencer à chercher par lui-même des questions sur lui-même, et des réponses à sa propre situation. Il faut résister à une tentation de supporter la culpabilité de la société globale, et de vouloir faire le bien de l'autre en réponse à ses manquements ou défauts, à ses injustices. Il ne faut pas se précipiter et venir trop rapidement boucher ou recouvrir cet espace de vide et de liberté par la plénitude de solutions toutes faites et déjà là, et envers lesquelles la victime ou la personne défavorisée ne serait pour rien, et qu'elles prendraient comme un dû.

Je dis tout ça très approximativement.

Mais il me semble que ce type de discours, très répandu en politique, quand celle-ci se veut radicale, est assez peu productif. C'est le discours de l'activisme, à l'opposé de celui de cette sagesse socratique. Son schéma caricatural est du genre : " Concernant votre situation, vous n'y êtes pour rien. Il y a un responsable. C'est l'Etat capitaliste (ou le Capitalisme d'etat, on ne sait plus très bien dans quel état est ce qu'on pointe dans sa vindicte), qui vous a dépossédé. Donc revendiquez, vous avez le droit à tout, à cette plénitude dont jouissent , illégitimement les autres, les riches, les occidentaux " (l'activisme croit à la publicité, qui fait miroiter une telle plénitude avec la richesse et la possession des biens, que par ailleurs, il est le premier à dénoncer comme illusoire !).

Ce discours entretient la passivité, sauf quand il s'agit de lutter pour une revendication globale, forcément lointaine et dépersonnalisante puisque la personne se trouve dépendre du collectif et de son organisation. Elle déresponsabilise l'individu en situant le positif et l'action efficace du côté des "autres", des pouvoirs publics. Elle l'enferme dans la plainte et la demande, et surtout dans l'illusion qu'il y a une plénitude quelque part du côté des "riches" des nantis, et que celle-ci, sans rien faire d'autre que la réclamation et la revendication (ou la révolution), peut être déversée du vase plein des riches dans le vase vide de la misère des démunis. On retrouve donc tous les ingrédients, transposés, de ce contre quoi Socrate se bat : l'illusion d'une plénitude qui n'est pour personne (il y a un manque et un désarroi fondamental que ni bien-être, ni richesse, ni gloire, ni honneurs ou positions sociales… ne peuvent combler ), une illusion de solutions toutes faites, l'illusion que les clés de la réussite ou du bonheur sont du côté de l'autre ou des pouvoirs publics et qu'il suffirait de tendre la main pour les atteindre.

Il faut parier sur l'autonomie du jugement de chacun, comme élément déterminant de sa conduite, soit sa capacité à penser et à se penser. Si on prend les choses par là, par ce bout là, la maïeutique socratique devient un auxiliaire indispensable, et l'attitude de Socrate exemplaire.


Introduction 1/ Socrate et la cité 2/ Socrate et la maïeutique 3/ Socrate et l'envers du discours du Maître 4/ Le discours socratique comme analyse du désir 5/ Conclusion, conséquences et applications


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