Introduction 1/ Socrate et la cité 2/ Socrate et la maïeutique 3/ Socrate et l'envers du discours du Maître 4/ Le discours socratique comme analyse du désir 5/ Conclusion, conséquences et applications



Deuxième Partie :

Socrate et la maieutique



L'objet de la maïeutique a été défini. Quels sont donc maintenant les moyens ou les conditions de réalisation de cette recherche de la vérité ?

J'en distinguerai approximativement 6 .


1° Le non savoir

En interrogeant ses interlocuteurs, Socrate feint de ne pas savoir. D'où son ironie : eironein = interroger avec une feinte ignorance, en faisant semblant d'ignorer.

Il apparaît donc à son interlocuteur comme inculte, grossier, posant des questions idiotes. Pourquoi feint-il la balourdise ? C'est la condition qui lui permet d'obtenir des explications ("Quoi Socrate tu ne sais pas cela … N'importe qui te le dirai, un enfant …, etc."), et des explications précises, détaillées, qui entraînent des distinctions conceptuelles, à propos du sujet traité. Par là, Socrate fait apparaître la doxa, l'opinion courante, ce que tout le monde dit mais sans bien savoir pourquoi on le dit. Et par cette réflexion ou mise à jour de l'opinion, il la déstabilise nécessairement puisqu'elle ne repose sur rien de solide. Il en vient à faire douter des idées communes, répandues, non par souci d'originalité ou pour se démarquer, mais pour en tester la valeur de vérité, la consistance interne.

Ce qu'il gagne avec cette ironie, c'est de mettre l'autre dans la nécessité d'expliquer des propos qui semblait aller de soi. Par là une des tâches premières de la philosophie se trouve définie : rien n'est acquis, rien ne va de soi, il faut toujours remettre sur le chantier de la réflexion ce qui nous est le plus familier et que, à cause de cela justement, nous ne voyons plus, ne connaissons plus.


Michel Foucault, en 1978 se souvient plus que jamais de la leçon socratique, dans cette lecture phénoménologique qu'il en donne : "il y a longtemps qu'on sait que le rôle de la philosophie n'est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre lisible ce qui précisément est visible, c'est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes que nous ne le percevons pas".


Mais à la différence de Foucault et de la phénoménologie, Socrate ne s'en tient pas seulement à cette déclaration qui donne à l'art, à la peinture, son programme et qui ne vise pas à autre chose qu'à saisir l'apparence en tant que telle, le pur paraître des choses dans leur surgissement premier, originel. Car ce que Socrate veut, c'est sonder la solidité de cette apparence, sa teneur en raison : il veut aller au-delà de la surface des propos pour les tester dans leur consistance et leur légitimité : "Est-ce que ça tient ce que tu dis là, et jusqu'où ? Pourquoi, pour quelles raisons dis-tu cela ?" C'est là que commence véritablement le dialogue qui fait qu'avec le philosophe plus rien n'est évident, ne va de soi, n'est acquis.


2° Le parler bref

Mais pour cela, pour atteindre cet objectif, et cette réflexion, il lui faut couper court aux longs développements brillants que les rhéteurs, les Sophistes avaient coutume de pratiquer. Ils faisaient de longs discours, brillants, ornés, riches en références historiques et culturelles.

Dans leur monologue d'apparat, les sophistes ne se soucient pas de la vérité mais seulement de l'efficacité sur l'auditoire (assemblée des citoyens, tribunal…). Ils tentent de persuader par des motifs autres que ceux des "raison" (logoï). Ils parlent devant les autres et non avec les autres. Le Dialogue socratique au contraire doit avoir lieu avant tout en vue du vrai, de l'universel.

Socrate arrive avec sa hache, pour couper court aux grands effets oratoires, de style, au profit de la rigueur démonstrative :


Socrate leur dit en substance : "si tu veux que le débat s'instaure, ou le dia-logue et non le monologue, si tu veux qu'on soit deux et non un, que tu ne sois plus seul à pérorer, il faut que tu me répondes par petites phrases et si possible par oui et par non aux questions précises, courtes que nous nous posons".

Qu’on se reporte dans le Gorgias, par exemple, aux règles du dialogue socratique en vue de produire « l’homologia » (accord), et à la nécessité de procéder par question et réponses brèves (brèviloquence, 449 b-c, 461 e-462 a) et alternées (462 a), chacun étant tour à tour questionnant et questionné


3° Juger par Soi-même

Mais, surtout, il faut que ces réponses soient assumées par le sujet qui les énonce, que ce ne soient pas des citations, même courtes, il faut qu'il s'engage sur sa réponse à lui, qu'il la garantisse. C'est, en effet, une autre des conditions de la recherche de la vérité. Si l'interlocuteur ne parle pas en son nom, on en aura jamais fini vu le nombre d'opinions et d'auteurs dont on a entendu parler. De plus, dans ce cas-là on a pas à se poser la question du pourquoi de ce qui est dit, puisque ce qui compte uniquement est que ce soit dit par l'un ou l'autre, ou par les autres. Ce qui coupe court à toute recherche de vérité. On en reste alors à une revue des opinions, un tel dit ceci, et l'autre cela et ainsi indéfiniment sans qu'on aborde jamais l'essentiel : le pourquoi, la raison de ce qui est dit. C'est sans aboutissement du point de vue de la vérité cherchée. Puisqu'ils sont absents ou qu'on ne sait pas ce qu'ils diraient, on est obligé de les faire parler, et alors c'est l'interlocuteur qui cette fois en son nom s'exprime pour l'autre. "S'il dit cela pour telle raison que nous supposons nous-mêmes, alors examinons cette raison selon notre propre entendement à nous ici-présents …"

Mais, du coup, ce détour par l'opinion des autres devient complètement inutile, puisqu'on en vient toujours à s'exprimer à leur place et donc en notre propre nom. Puisque c'est moi qui fait la supposition pour lui, c'est donc comme si c'était ma propre proposition. Commençons donc tout de suite par cette expression personnelle, et chassons tout le monde pour discuter tous les deux, n'ayant de témoin et d'autorité que nous-mêmes c'est à dire notre raison, notre entendement personnel.

Donc Socrate dégage la nécessité de n’avoir pour autre témoin et métron du jugement que l’autorité de notre propre pensée (472b) :

«  tu produis seulement, dit Socrate à Polos, une foule de faux témoins pour tâcher de m’arracher mon bien et la vérité. Moi, au contraire, si je n’obtiens pas ton propre témoignage ( se auton martura ), et lui seul (ena ) en faveur de mon affirmation, j’estime n’avoir rien fait pour la solution de notre débat » .

Ce n'est plus un autre ou les autres par la voix du nombre, l'opinion publique, ou tout autre auteur, aussi respectable soit-il (Homère, les anciens philosophes) qui parlent, c'est toi, et toi seul. Et qui donc compte plus que toi-même, que ton propre entendement ?

Par là, Socrate neutralise toute autorité extérieure, autre que la raison. Le principe d'autorité dit "c'est vrai parce que X ou Y , Marx ou Mahomet, le dit". Ce principe est évincé puisque la connaissance est produite par des preuves, par des raisons qui sont avancées. D'où la liberté de l'esprit qui donne ou non son acquiescement en fonction des preuves apportées. Il juge ou non suffisantes les preuves et ne se soumet qu'à lui-même qu'à sa propre autorité. Il est alors libre, autonome tout en étant soumis à sa propre raison.

Cette autorité, c'est la raison qui est présente en chacun. Reconnaître qu'on se soumet à la raison d'un autre qui en aurait une meilleure ou une plus grande, c'est reconnaître devant tous sa propre imbécillité, ce que personne ne fait volontiers (tout le monde se reconnaît la capacité de juger par soi). Comme le dit Descartes, la raison est la chose du monde la mieux partagée, puisque chacun est content de celle qu'il a. Ayant suspendu toute autorité de la foule et ses majorités d'opinion (le plus grand nombre) ainsi que l'autorité des Anciens, vénérables et respectés (la qualité d'un seul ou de quelques uns), il suspend, met entre parenthèse la validité de tout jugement extérieur. Que reste-t-il alors comme appui ou fondement pour la recherche de la vérité ? L'intelligence, la raison de chacun : ce que chacun voit ou croit voir comme certain à tel ou tel moment du débat, voilà ce qui est posé comme étant la vérité.


4° La fécondité de l'aporie

Une fois donc la place nettoyée en principe de tout le bric à brac de pensées qui l'encombre — ce moment correspond au doute méthodique cartésien (ou à l'époché husserlienne) — Socrate tente de construire, à la lumière de ce que chacun, chaque interlocuteur dans sa singularité pensante tient pour vrai, une réponse à la question posée. De fil en aiguille et à force de questions insistantes et précises, des incertitudes dans le langage tenu apparaissent et l'interlocuteur découvre ses contradictions ou ses faiblesses. "Ce n'est pas moi qui l'ai dit, ni personne d'autre, mais bien toi, tu t'en rappelles, et maintenant tu viens de dire le contraire … alors qu'en penser ?"

Apories, impasses.

C'est le moment de l'immobilisation : Socrate paralyse, c'est une torpille.

Le non savoir dissimulé jusqu'ici sous les faux-semblant de savoir, apparaît dans toute son étendue. On sait qu'on ne sait pas et que la question qui auparavant ne pouvait pas se poser, maintenant est déployée explicitement. C'est un gain non négatif, mais considérablement positif, puisqu'il va ouvrir à l'amour du savoir, au philosophein. Ne cherche à savoir que celui qui d'abord n'est pas déjà convaincu d'avoir raison ou de détenir le savoir.


5° Le savoir du non savoir et la gestion des affects

Deux possibilités s'offrent avec cette conscience du non savoir, deux réactions affectives de la part de l'interlocuteur. Il est en face de l'abîme, de la béance, de la perte des repères :

• ou bien, ce qui est la manière courante de recouvrir l'angoisse de l'abîme, on répond agressivement en en voulant à Socrate personnellement. C'est de sa faute, et non de la mienne. Je ne suis pas en défaut, je n'ai pas de défauts. L'interlocuteur se met en colère, il ne supporte pas la blessure de son narcissisme : être nu devant son ignorance est dur à supporter. D'où le transfert sur autrui de la responsabilité de l'échec.

"C'est pas moi qui suis en cause, mais tout cela est de ta faute, Socrate, de ta manie de pinailler sur des riens ("tu chicanes sur des riens" lui dit Calliclès dans Gorgias, 486 d, "exerce-toi plutôt à la belle musique des actes", lui conseille-t-il, elle procurera à ceux qui l' exercent "des moyens d'existence, réputation et une foule d'autres biens" au lieu comme toi d'aller comme un va nu-pied). L'échec est dû à la fois à la personnalité de Socrate, autant qu'à la méthode maïeutique en qui on ne voit plus que des "finasseries inutiles", "des chicaneries".


Il faut savoir gérer cette bouffée d'affect et d'agressivité. Le principal obstacle ne réside plus comme avant dans les préjugés, mais dans l'amour-propre, la prétention. Et tous y sont sujets.

Si, par des paroles de réconfort et d'encouragement, on ne réussit pas à gérer cette humiliation, l'interlocuteur s'en va en colère. Le dialogue s'interrompt. Il devient alors un ennemi non seulement de Socrate, mais de la réflexion, de l'intellectualité. Parfois, on le voit tous les jours autour de nous, cette animosité s'accroît jusqu'à la haine de l'intellect, des intellectuels, des philosophes, de la pensée.

• Ou bien, l'interlocuteur, est de bonne foi; il a comme dit Platon une bonne nature (on ne peut philosopher avec tout le monde !), il passe au-dessus de son narcissisme et de sa prétention qu'il met en berne — et il assume positivement son ignorance et le désarroi qui l'accompagne : il sait qu'il ne sait rien. C'est le moment tragique. Mais ce moment de désarroi loin d'être purement négatif est éminemment positif puisqu'il est la condition du désir de philosopher.

La maïeutique peut reprendre, et, peut-être, porter ses fruits.


6° La découverte de l'Idée

Socrate peut donc reprendre ou continuer avec un autre interlocuteur (cf. dans le Gorgias, après Polos, l'intervention de Gorgias, puis la colère de Gorgias et de Callicles, 458ab, et 506a, "allons-nous-en").

La position de Socrate est clairement celle de celui qui ne sait pas : il n'est jamais en position de maître, de celui qui donne les réponses. Au contraire, grâce à cette lacune, à ce vide, il peut amener son interlocuteur à trouver par lui-même des réponses qui s'avéreront aux yeux de tous évidentes, incontestables. Il les "accouche" de la vérité dont leur esprit était riche, gros : c'est la magnifique démonstration du Ménon, où guidé par les questions de Socrate, un esclave en vient à retrouver un théorème de géométrie. Tout se passe comme si certains savoirs logeaient dans nos esprits, comme si nous avions connu la vérité dans une existence antérieure de l'âme, antérieure à cette vie, comme si nous avions contemplé la vérité et qu'il ne nous faille plus que de nous en ressouvenir (doctrine de la réminiscence).

Ce n'est plus un maître, qui impose quelque chose, c'est la rencontre par l'esprit d'une nécessité intellectuelle, indépendante de l'esprit individuel de chacun, et qui s'impose d'elle-même à tous par sa force propre, intrinsèque : cette idée vient de mon esprit et pourtant elle ne se réduit pas à mon seul point de vue, à la subjectivité ou la particularité qui est mienne. Elle est de l'ordre d'une réalité conceptuelle ob-jective, posée devant l'esprit et qu'il ne peut modifier à son gré. Cette réalité, contemplée par l'intellect, Platon l'appelle l'Idée. Il attribuera à ces eidéa, ou formes, une existence en dehors de l'esprit humain (= le monde intelligible) et cela afin de rendre compte de l'expérience que nous faisons d'une nécessité conceptuelle intrinsèque. Voilà donc ce que nous découvre la maïeutique : les relations nécessaires entre les concepts et qu'on obtient par une analyse du langage, et qui vont permettre, on peut l'espérer, de constituer une sagesse véritable, càd un discours capable de s'auto-légitimer, de se fonder lui-même en rendant raison de ses propres jugements ou énoncés.

Voilà donc, ce qu'il en est de Socrate et de la maïeutique. Quelles réflexions allons-nous en tirer ?


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