Introduction 1/ Socrate et la cité 2/ Socrate et la maïeutique 3/ Socrate et l'envers du discours du Maître 4/ Le discours socratique comme analyse du désir 5/ Conclusion, conséquences et applications



Quatrième partie :

Le discours Socratique comme analyse du désir


Je pose que la sagesse socratique est d'une autre sorte que celle que nous livre le discours métaphysique. Quelle est-elle ?

Partons du Discours Métaphysique : qu'est-ce qui ne convient pas, qu'est-ce qui cloche en lui ? Tout, ou plutôt rien, car, justement tout marche trop bien, à merveille, et qu'on oublie le raté, ce qui ne cesse de foirer, de failler le monde de la conscience et de la science. Ce qu'on oublie c'est le manque, le désir lui-même, et telle est la sagesse de Socrate, le savoir qu'il nous apporte, mais qu'on ne peut transmettre directement et immédiatement comme une chose qui serait de l'ordre d'un AVOIR, qu'on ne peut comme il dit déverser à la manière d'un flux de communication dans les esprits, et qu'il faut soi-même élaborer pour soi-même, reprendre activement, recommencer à chaque fois à reconstruire pour chaque individu, singulièrement et pour soi seul.

Dans le Discours Métaphysique il y a quelque chose dont il ne veut rien savoir et qu'on peut repérer comme ce qu'on dit être le non-sens irréductible, les failles du monde, le réel comme impensable, comme hors prise signifiante, la division du sujet, etc… Le discours du maître obture le questionnement, l'énigme de l'être, soit le retrait du sens. L'occultation de l'être est elle-même oubliée, comme le dit Heidegger. A la question inévitable de savoir si la réalité se laisse plier aux exigences minimales du penser, si à toute réalité correspond un concept, on comprend qu'il faut répondre non, puisque l'idée d'une réalité une et sans faille, formant un tout systématique, qu'un savoir pourrait recevoir est la conception qui structure le Discours Métaphysique. Le monde est irréductiblement faillé, et tel qu’il y a dans la réalité un réel. Par réel on doit entendre quelque chose qui échappe par principe à tout savoir possible, à toute prise des signifiants, à tout ordre de discours. Ce savoir-ci de cette absence de savoir, et du réel comme faillé, est le savoir inhérent à la sagesse socratique.

Ce à quoi nous achemine Socrate, au-delà de lui-même, est la prise de conscience que le manque est constitutif de notre désir de savoir ; autrement dit il transforme le désir de savoir en un savoir sur le désir, et tel est le ressort de sa sagesse. Le savoir du manque, de son existence incontournable en l'homme, le fait que le monde est faillé, qu'il ne contient pas l'objet de notre désir, que nous sommes confrontés à un non-sens irréductible. Voilà ce que nous ne cessons d'occulter par n'importe quel moyen. Le monde des opinions, les savoirs quotidiens, courants, et aussi bien le savoir métaphysique, élaboré et cohérent, ont en commun de venir recouvrir la béance qui nous est constitutive. Nous avons toujours un savoir dont on se targue et qui nous structure, nous identifie et par là nous aliène. La maïeutique à son terme ne nous accouche de rien en fait de savoir, et c'est en cela qu'elle est libératrice, qu'elle est accès à la vérité, à la vérité du désir, vérité universelle (comme toute vérité) et partielle (car elle ne concerne que la condition de l'homme comme être de désir).

Notre question est :  « qu'est-ce que Socrate sait de son non-savoir ? »

a) Son non-savoir n'est pas une simple ignorance, il sait qu'il ne sait pas et partant qu'il est dans la quête du savoir qu'il n'a pas (quête, question, questionnement).
b) Il rattache cette quête à l'amour EROS : le verbe interroger, questionner en grec est formé sur la racine de desir, amour.


c) Conscient de son être de désir, il s'y connaît en amour

Ce qui se décline de 2 façons :

1/ Sur le plan pratique il sait immédiatement reconnaître qui aime, l'amant,

Lysis 204 bc à lire Pl, t.I, p.322


2/ Sur le plan théorique, il sait ce qu'est l'amour, et même il déclare ne savoir que cela :

Banquet, 177d :

Socrate ne s'opposera pas à la proposition de Phèdre de faire faire aux convives du banquet, les uns après les autres, un éloge de l'amour, car, explication :
"moi, je ne déclare ne rien savoir d'autre que les choses de l'amour", Bqt, 177d

Socrate, dans une prière au dieu Eros, lui demande :
"tu ne m'enlèveras pas cette science des choses de l'amour de laquelle tu m'as fait présent" Phèdre, 257a

Socrate : celui qui se repère au trait unique suivant : sachant que je ne sais pas, je sais que je suis désir, amour, questionnement, et c'est mon seul savoir : je suis celui qui s'y connaît dans les affaires de l'amour.

Telle est sa position subjective

Que sait donc cette science socratique de l'amour ?

Cette science de l'amour nous est donnée dans le Banquet (cf. le sous-titre). Socrate y intervient directement pour une unique idée, tout le reste est dit et assumée par la seule Diotime. L'unique apport personnel de Socrate, sa seule certitude : le désir est manque, il est le manque de ce dont il est le désir.

C'est uniquement cela qu'il présente en son nom et qui fait son savoir, sa sagesse. Tout le reste de la doctrine qu'on rencontre dans le Banquet, la doctrine des Idées, l'ascension progressive de l'âme vers le ciel intelligible, son immortalité, le savoir du Bien, tout cela, ce n'est plus Socrate qui l'enseigne, mais bien le Maître et métaphysicien Platon qui a écrit ces Dialogues et a placé ses conceptions dans la bouche de Diotime, la prêtresse de Mantinée.


Banquet 203c :
  • Le désir est désir de quelque chose qu'on a pas.

  • Ce quelque chose manque car si on l'a on ne le désire pas --> le désir est manque.

  • Eros est différent du besoin, car ce manque n'est pas une privation,

    • Il n'engendre pas une frustration, comme ce serait le cas si on avait affaire à un besoin sensible, corporel, comme la faim, la soif ou le sommeil, etc…

    • Eros n'est pas un dieu, mais un intermédiaire (metaxu, daïmon) entre les hommes et les dieux. Il est divin, en tant qu’il participe des dieux.

--> Il est quelque chose d'éminemment positif.

  • Référence à la mythologie, à la théogonie, à la généalogie du dieu amour :

a) par sa mère PENIA, il est pauvreté, démuni, manque

b) mais par son père, POROS, il est ingénieux et dynamique : le manque est plein de ressource, inventif : il trouve "poros" le passage, la voie, l'ouverture.


Nous pouvons préciser la position subjective de Socrate.

1/ Si donc le désir est manque et si Socrate coïncide avec l'amour, Socrate coïncide aussi avec la place vide où devrait être le savoir, le bien, la sagesse, l'objet du désir.


2/ Le discours socratique est bien l'envers du discours du Maître. Il délivre de l'illusion constitutive de la métaphysique, mais aussi de tout discours en général (pédagogique, politique, socio-économique, psychologique, etc…) en tant que tous ces discours ont en commun d'être des discours de maîtrise qui nous assurent d'une réussite sans faille et de la conquête de l'objet de nos désirs. Par là, ils renforcent l'aliénation du moi. Il y a une perte de toute maîtrise à l'encontre du désir puisqu'il est le réel de la béance, du vide de l'absence, et qu'il est par là hors prise signifiante, hors discours.

C'est parce que lui-même coïncide avec la place vide du désir que le discours de Socrate a un effet positif, qu'il délivre et émancipe, neutralise les aliénations.

Socrate déconnecte le rapport de pouvoir : il n'oppose pas une conviction à une autre et ne cherche pas la victoire rhétorique de l'une des deux. Dans ce cas son interlocuteur ne songerait qu'à se venger de sa défaite, et à veiller à être une autre fois le plus fort. Pourquoi sort-on de la situation du rapport de force ? Parce que Socrate défait toute identification à des opinions ou positions ou convictions préalables. Comment fait-il pour obtenir cela ? Il l'obtient par son ironie fondement de sa maïeutique. En se présentant lui-même comme démuni, comme ne sachant pas, il ne donne plus prise à son interlocuteur, qui de fil en aiguille va finir par se retrouver dans la même position que lui. Il apparaît comme le questionnant, et c'est l'autre, le questionné qui paraissait savoir, qui devient à son tour questionnant, en manque de savoir. Il a perdu alors toutes ses identifications à des savoirs, à des opinions. Son moi, sa personnalité sociale, faite des images que lui ont tendues les autres, les opinions que les autres ont de lui, tout ce tissu imaginaire comme formateur du moi, est suspendu. L'interlocuteur n'adhère plus à l'image de son MOI : une distance, un écart est introduit. Ce qui naît alors c'est le sujet comme sujet questionnant et désirant le savoir, qui le cherche. Il se dés-aliène de l'image de lui-même à laquelle il collait, à laquelle il était assujetti.

Socrate a dégagé, de la gangue des rapports imaginaires dont sont tissés les rapports sociaux, le pur sujet de désir.


3/ On comprend pourquoi Lacan, qui fait de la psychanalyse, du discours analytique, l'envers du discours du maître, ne peut que saluer en Socrate le premier analyste, celui qui a commencé. C'est la thèse que défend Lacan, dans le Séminaire VIII, Le Transfert, consacré au Banquet de Platon. Socrate, montre-t-il, donne des indications majeures sur la place que l'analyste doit occuper : à savoir celle de la place vide. C'est cette place vacante :

"qu'il doit offrir au désir du patient pour qu'il se réalise comme désir de l'Autre" (S, VIII, p.128).

Il peut donc dire :

"Socrate est celui qui a commencé. Il n'était pqs hystérique mais, bien pire, un maître subtil… Socrate, d'une certaine façon, était un analyste pas trop mal" (Conférences dans les Universités Nord-américaines, Scilicet, N° 6/7).


4/ Le problème de la positivité du négatif

Comment penser le désir ? Il est manque et il n'est pas quelque chose de négatif, une simple absence, puisqu'il définit l'être de l'homme. Il ne comble pas, n'apporte aucune plénitude, n'est pas de l'ordre de l'avoir, et en même temps c'est le positif par excellence : comment penser cette positivité du négatif ?

Le négatif au cœur du désir a le statut d'une place vide. Mais, contrairement à ce qu'on a tendance à croire, le vide n'est pas un défaut, une privation. Le manque d'objet du savoir, n'est pas un défaut, parce qu'il n'est le manque de rien de ce qui devrait appartenir au sujet humain.

Le défaut implique une soustraction par rapport au concept de la chose, à ce que doit être la chose pour être ce qu'elle est. Le défaut n'apparaît qu'à condition de faire une comparaison entre une réalité et son concept : il ne manque à tel ou tel objet telle ou telle faculté ou puissance, que si on rapporte l'étant en question à l'être complet, entier, parfait, soit à son concept.

Or il n'y a pas dans le concept d'homme qu'il devrait être sage. Le manque n'est pas une soustraction, un enlèvement, (une privation) de quelque chose à la nature (complète et parfaite) de l'homme car il n'y a pas de sagesse ou de savoir que l'homme devrait avoir au point que sans elle il ne serait plus homme (comme le carré ne serait plus un carré s'il n'avait plus ses côtés égaux). La sagesse n'est pas constitutive de l'être de l'homme. Il y a des fous, des insensés, des êtres vulgaires et insouciants de l'être : en sont-ils moins hommes ?

Le manque ne manque de rien, pas même du savoir. Le savoir, comme objet manquant, doit être plutôt pensé comme dessiné en creux ou posé à l'horizon de la recherche par le manque lui-même qui avère ainsi son dynamisme, sa force propre, son activité ou positivité. Le creux donne sans combler, et c'est ainsi qu'il donne vraiment, est vraiment positif. Dans le Phèdre, il est dit qu'Eros, le délire amoureux est le don des dieux le plus haut que l'homme puisse recevoir. C'est parce qu'il donne une aspiration (ou inspiration) qu'il nous fait en même temps apercevoir les autres objets de plaisir comme insatisfaisants. Notre désarroi, notre misère (qui fait que rien ne nous contente) est alors notre vraie richesse, puisqu'elle lance notre quête. Eros comme manque est donc un plus, la cause d'un dynamisme de la recherche. Le désir est la manifestation de ce rien, il en provient comme d'une "cause absente"…

De l'objet perdu, absent, qui fonctionne comme une quasi cause, on peut lui attribuer le statut d'un point au-delà de tous les objets. Pour le cerner, ce point, Lacan dit "la Chose", qu'il écrit aussi "l'a-chose" pour faire sentir son double aspect : à la fois absente et efficiente.

La maïeutique socratique nous conduit donc à une compréhension de l'homme comme désir et à une éthique qui est proche de celle de la psychanalyse lacanienne.


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