Introduction 1/ Socrate et la cité 2/ Socrate et la maïeutique 3/ Socrate et l'envers du discours du Maître 4/ Le discours socratique comme analyse du désir 5/ Conclusion, conséquences et applications


Première partie :

Socrate et la cité



Sa mère (Phénarète) était sage-femme : elle accouchait les corps. Lui, il laisse tomber le métier de sculpteur pour accoucher les esprits. C'est comme ça, ex abrupto, qu'on présente couramment les choses, et ce n'est pas faux, quitte à comprendre ce qui est impliqué.

Accoucher = maieusthaï --> maïeutique, le nom donné à la méthode socratique.

Cette méthode n'est pas seulement une discipline intellectuelle, un ensemble de règle de pensée pour parvenir à la vérité : elle est sa vie même. Inséparabilité de la pensée et de la vie. Méthode = chemin, voie, route, rue (odos), au sens de cheminement dans Athènes et de voie morale et intellectuelle. Chemin de vie et de pensée comme questionnement auprès de ses contemporains, et enquête intellectuelle en vue de la vérité. Répondre à : « qui est Socrate ? » c'est répondre à la question de la maïeutique.

Socrate fréquente surtout l'Agora et le quartier du Céramique, le bourg des artisans. Il interroge ceux qu'il rencontre, les questionne sur ce qu'ils font, sur ce qu'ils disent, non par une vaine curiosité, mais toujours en direction d'une raison fondamentale, justificatrice. Par exemple, c'est tout le Lachès, des pères discutent : faut-il faire faire de la lutte à nos fils ? Cette question apparemment anodine nous entraîne en réalité vers des questions ultimes : pour savoir si la lutte est bonne ou utile, il faut savoir ce qu'est une bonne éducation, et cette question elle-même renvoie à cette autre finalement: qu'est-ce que l'homme ?, qui est toute la sagesse. Et si nous l'ignorons nous ne pourrons pas résoudre la question triviale, empirique de départ, savoir s'il faut que nos enfants pratiquent ou non la lutte, le judo ou le taï i shi.

Socrate les arrêtent dans leurs occupations et leur pose la question de la fin qu'ils poursuivent, le bien qui est visé. Et sur ce chemin apparaissent inévitablement les questions de savoir ce qu'est la justice, la vertu, le courage, le savoir, et donc aussi ce bonheur sans lequel toutes les autres fins ou valeurs risquent de n'avoir plus de sens, de ne plus elles-mêmes compter. Qu'est-ce qu'en vérité nous pouvons dire juste, bon, utile, beau, noble ?, soit les valeurs morales fondamentales.



a) SOCRATE ANHISTORIQUE

Contrairement aux apparences, la philosophie n'existe pas. Elle ne s'apprend pas. Ce qui seul existe depuis Socrate c'est le "philosopher".

Socrate c’est le philosopher au sens trans-historique.

Socrate est insituable, il sort de toutes les périodes et moments, comme de boites trop petites pour lui, parce qu’il est la puissance « trans-épochale » du philosopher. Il amène ses interlocuteurs à penser par eux-mêmes, à s’interroger et à trouver les réponses en eux-mêmes. Ce qu’on va retrouver chez tous les philosophes de Platon à Deleuze, en passant par Kant et Hegel.

 Penser par soi-même, principe de la pensée libre, est le mot d’ordre des Lumières, tel que Kant le formule :

« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières »1. Dans la note finale de Qu’est-ce que s’orienter dans la penser ? on trouve l’expression penser par soi même ainsi définie : « Penser par soi-même signifie chercher en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) la pierre de touche suprême de la vérité; et la maxime qui nous dit de toujours penser par nous-mêmes est l’Aufklarung »2 .

Vu les passages du Gorgias, elle a bien commencé tôt cette Aufklarung ! La Critique de la raison pure lançait dans sa Préface le célèbre « Notre siècle est proprement le siècle de la critique, à laquelle il faut que tout soit soumis », la raison n’accordant son respect qu’ « à ce qui a pu soutenir son libre et public examen ».

Le principe de libre examen, la liberté du penser en son infinité, ne peut être le propre d’une époque déterminée de la philosophie, car il appartient à toute philosophie (à la pensée comme l’infini). L’ « enquête » menée toute sa vie par Socrate, l’examen de soi par soi, est de tous temps. Tout philosophe est toujours le premier à philosopher, comme Descartes, comme Socrate. Le philosophe est donc toujours intempestif, trans-historique. Il est remarquable que dans l’Apologie, ni philosophia, ni philosophos ne soient utilisés, seul est présent le verbe, le filosofein (en 23 d, 28 e, 29 c, 29 d). C’est la coïncidence de Socrate avec le philosopher (c’est là ce qu’il vise) qui fait que Socrate n’écrit pas, soit n’écrit aucune philosophie 3.

Socrate est donc trans-historique et inactuel, intempestif, comme la philosophie même.


b) SOCRATE ET LA POLIS

Mais cette situation anhistorique qui fait que Socrate n'est pas le simple produit de son époque, n'implique pas que la possibilité de son existence soit complètement affranchie de toutes conditions sociales et politiques.

La Cité athénienne, soit la démocratie, a fourni les conditions qui ont permis l'existence de Socrate. Socrate et la Cité s'impliquent réciproquement : sans la cité démocratique l'existence de quelqu'un comme Socrate est impossible, mais en retour Socrate dessine un idéal de citoyenneté consciente et libre dont une démocratie véritable ne peut se passer.

La démarche de Socrate suppose déjà constitué un espace public où s'exerce la liberté de penser. Socrate en est parfaitement conscient. D'où l'attitude de fidélité de Socrate à l'égard de la Cité, et son patriotisme4 indéfectible (il a fait toutes les guerres que le gouvernement lui a assigné, Potidée, etc…, et avec courage, cf. Alcibiade, à la fin du Banquet). Pourquoi le premier devoir à l'égard de la cité est-il l'obéissance ? Ce motif n'entre-t-il pas en contradiction avec celui de la liberté critique ? Socrate distingue entre la liberté de penser, sans bornes, et la liberté d'agir toujours limitée et soumise aux lois. Il faut obéir, en acte et non en pensée, aux commandements de l'Etat. Même si la loi est injuste , comme celle qui bientôt le condamnera à mort ? Oui, Socrate refusera de s'évader de la prison où il attendra stoïquement la mort, entouré de ses disciples en pleurs. Pourquoi ? Manquerait-il de cette qualité qu'on voit louée un peu partout aujourd'hui, l'esprit de rebellion ? Socrate conservateur ? De quoi faire pleurer toute l’extrême gauche et les altermondialistes réunis, s’il se souciaient un peu de Socrate, dont ils n’ont bien sûr que faire !

Il s'en explique dans le Criton (50E).

A lire à partir du milieu de la page 195 (Pl, t. I).

Il fait, dans une très célèbre prosopopée, parler les Lois d'Athènes, et comme celles-ci lui ont permis de faire ce que par-dessus tout il tenait, de philosopher, de rechercher la vérité, il ne peut s'oppose à Elles. Il se soumettra donc à leur diktat.

A travers son enquête à travers la Cité, par laquelle il examine ses concitoyens et à laquelle il a consacré sa vie toute entière, il s'est efforcé d'éclaircir l'oracle de Delphes qui a déclaré qu'il est lui, Socrate, le plus sage des hommes (21a). Que veut dire le dieu ? Et il interroge, examine, chacun qu'il rencontre, et il finit par prendre conscience que si lui Socrate il est le plus sage c'est justement en ce que, à la différence des autres, il ne croit pas savoir : il sait qu'il ne sait pas, il n'ignore pas sa propre ignorance (21d). On comprend que par là il se soit "rendu odieux" (21d) et fait beaucoup d'ennemis : voilà donc qui explique la raison de son procès.

Socrate se donne comme celui qui "s'est mis au service du dieu" (23c). Je suis, dit-il,

"un cadeau que vous a fait le Dieu! Si vous me faites périr, il ne vous sera pas facile d'en trouver un autre qui soit comme je suis : tout bonnement (…) attaché par le Dieu au flanc de la Cité, comme au flanc d'un cheval puissant et de bonne race, mais auquel sa puissance même donne trop de lourdeur et qui a besoin d'être réveillé par une manière de taon" (Apologie, 30d-e):

La mission divine de Socrate est donc inséparable de sa fonction à l'égard de la Cité : la réveiller. En conséquence, il incarne exemplairement la fonction du citoyen libre et pensant. Socrate présentifie le principe de la liberté pensante face à l'ensemble des institutions établies, des pouvoirs en place dont il interroge la légitimité, face aux opinions et préjugés de toutes sortes à qui il demande leur raison d'être. C'est le travail même de la pensée.

Ma tâche, assignée par le Dieu, est, dit Socrate : « de vivre en philosophant, en scrutant et moi et les autres » (filosofounta kai exetazonta, qui veut dire examiner à fond et avec soin, faire des recherches approfondies, interroger, questionner ) 5. Ce principe du libre examen constitue pour Socrate sa propre raison d’exister: « Une vie sans examen (anexetastoj bioj), est, pour un homme, une vie qu’on ne peut vivre (une vie non vivable  « bios oubiotos » ) » 6.

Hegel en retire que le principe de la liberté subjective incarnée par Socrate, « c’est le principe universel de la philosophie pour tous les temps qui suivront »7 . Socrate échappe donc de toutes parts aux déterminations qui tendent à le localiser historiquement. Il est l’être historiquement atopique par excellence, et donc l’existence de ce que cherchait Nietzsche sous le terme d’intempestif, soit le principe non-historique et trans-historique de l’activité philosophique elle-même, comme droit infini de la conscience et de la liberté subjective de la pensée :

« La subjectivité, la liberté infinies de la conscience de soi ont vu le jour en Socrate »8.


Socrate est atopique dans l'ordre de la Cité.
"a-topia" dit Platon = insituable, inrangeable, inassignable.
(cf. Banquet au début de l’éloge d’Alcibiade)


Pour Hegel, Socrate vient entamer la plénitude du monde grec qui est celui de la beauté, de l’universel immédiat (en soi ). Le monde grec est dans la dialectique le moment de l’immédiateté, de l’universel abstrait, du pur apparaître, donc de la beauté (car la beauté est ce qui apparaît en tant que tel, l’apparence pure). L’apparaître de la beauté, ou la beauté de l’apparence, détermine le degré de la conscience de soi de l’esprit comme culture et philosophie grecque. Socrate représente le moment du pour-soi, de la particularité subjective, posé de façon antagoniste face à cette immédiateté. Il s’ensuit nécessairement que Socrate se trouve en position d’extériorité interne9 par rapport au monde que Hegel a posé comme monde grec véritable, et dont il sonne le glas.

Hegel : Socrate incarne "le principe supérieur qui ruine toujours de plus en plus l'existence substantielle de l'Etat athénien".
Hegel, La philo de l' histoire p.206


Socrate, en tant qu’il porte au jour le principe de l’intériorité et de la libre pensée10 dans un tout conçu comme un organisme qui ne peut qu’étouffer cette exigence, et une totalité qui est censée exprimer la « grécité », n’est donc pas grec (au sens plein).

Déjà, on peut se rendre compte que Hegel comprend la condamnation de Socrate comme une autodéfense de la cité voulant préserver son immédiateté, son organicité, loin de ces forces de décomposition qu'elle ne peut encore affronter (comme elle le fera dans le monde moderne) et que sont la réflexion et la liberté pensante des individus. Mais cette lecture hégélienne de Socrate repose sur une mécompréhension de ce qui fait l'être d'une société humaine et le sens profond de la démocratie.

Comme le principe du libre examen, à partir de la subjectivité pensante (mise en position de fondement), trouve aussi et principalement son effectivité dans le mouvement des Sophistes — présent très intensément et de manière étendue au sein de la cité grecque — la thèse hégélienne aboutit logiquement au paradoxe, difficilement soutenable, que ce qui constitue la centre de la vie de la culture et de la philosophie du VI-Vième siècle classique athénien, ne soit pas vraiment grec ! Hegel voit dans la Cité grecque, la belle totalité qui va être ruinée par le travail de sape de la pensée subjective et critique. Socrate ouvre la décadence. Hegel ne voit pas que le principe est déjà à l'œuvre au cœur de la grande époque d'Athènes, l'époque classique du règne de la démocratie. Mais la démocratie, pour Hegel, loin d'être l'inscription de la logique transhistorique des rapports sociaux entre les êtres parlants ou êtres politiques, est déterminée au contraire comme un ferment de dissolution de l'unité et de l'autorité de l'Etat. Partant, on comprend que Hegel, pour pouvoir secondariser la démocratie et magnifier l'Etat comme unité organique, est obligé de postuler l'existence d’un moment préalable, censé condenser le monde grec véritable et que la subjectivité viendrait entamer, dissoudre. Mais ce moment antérieur relève de la fiction. Mais, elle n’a jamais existé cette belle totalité !

Il n’y a jamais eu cette cohésion et unité de la Sittlichkeit, cette absence de séparation et de différenciation entre les mœurs, les classes et les puissances sociales dans la Grèce de l’époque classique ou préclassique, celle où la philosophie naît11. Bien au contraire, ce fut une multiplicité discursive hétérogène, disparate (et déchirée, comme en témoigne l’existence de la tragédie classique) dans une démocratie politique de libre parole, au sein du débat permanent et institué, qui fut leur lot et fit leur grandeur.

Socrate fut donc à la fois entièrement grec et démocrate, et, en même temps, il a incarné le principe trans-historique de la liberté de la pensée critique qui ne peut se voir assigner ses limites par aucun des pouvoirs, fut-il celui, si prisé par certains aujourd'hui des mollas ou des oulémas, au prétexte qu'on aurait affaire à un droit plus haut que tous les autres, celui d'une fidélité à une piété traditionnelle et au respect nécessaire d'appartenance à une culture dite d'origine.

Celui qui saura porter le plus haut l’exigence socratique dans la suite des temps, sans concession aucune, ce sera Spinoza. Comme Socrate il voudra essentiellement, et même uniquement assurer la liberté politique de rechercher la vérité et de penser. La mode aujourd’hui est au soit disant « respect des cultures ». Ce qui nous vaut toutes les compromissions où nous sommes en train de perdre notre individualité spirituelle qui plonge ses racines dans la science et la philosophie des Grecs. Les leçons du Traité théologico-politique nous sont plus jamais que nécessaires, nous fournissent des armes invincibles contre le fanatisme islamiste et la tentative de créer des espaces d’islamisation non soumis aux lois de la République. Sa double leçon doit être toujours nôtre :

Concernant le pouvoir spirituel, Spinoza établit que l’Ecriture (mais il en irait de même des autres grands textes sacrés en général) selon son sens le plus propre et le plus profond ne peut être une autorité qui empêcherait la liberté de penser et de rechercher la vérité.

Concernant le pouvoir séculier, il établit que la liberté de philosopher, loin de remettre en question la vraie piété (Religion) et la paix de l’Etat, en est au contraire le garant.


Voilà donc, une première portée, anhistorique et démocratique, de la position socratique. Mais il en est une autre, et qui concerne le statut du savoir, de la science.


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1 Réponse à la question : Qu’est-ce que Les Lumières ?, tr fr., Oeuvres, Gallimard, II, p.209; « il se trouvera toujours (…) quelques hommes qui pensent par eux-mêmes … » (Ibid.)

2 Voir aussi la Critique de la faculté de juger, § 40, la première maxime du sens commun (« penser par soi-même »).

3 Nous empruntons ici à Kant cette distinction bien connue, et qui fait référence à cet usage socratique « libre et personnel de sa propre raison » (Kant, Logique, p.27) par opposition aux doctrines constituées déposées par le cours de l’histoire de la philosophie. « Jusqu’ici on ne peut apprendre aucune philosophie; car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher ». Critique de la raison pure, tr fr. PUF, p.561. Voir aussi Logique, (tr fr. Vrin, Guillermit) p. 26 (« on n’apprend à philosopher que par l’exercice et par l’usage qu’on fait soi-même de sa propre raison »).

4 La patrie "est chose plus auguste, plus sainte, de plus haute classe", que même sa propre famille et ses propres parents (Criton, 51b)

5 Platon, Apologie de Socrate, 28 e-29 a, tr fr. M. Croiset, G. Budé, Voir pour la même expression, 29c

6 Platon, Apologie de Socrate, 38 a

7 Hegel, Leçons …, , p 278

8 Hegel, Leçons …, , p 277

9 interne : puisque le principe de la subjectivité individuelle est en soi contenu dans le moment antérieur de la beauté grecque.

10 « L’homme doit trouver en lui-même sa destination, son but, le but final du monde, le vrai, l’étant-en-et-pour-soi, il doit accéder par lui-même à la vérité : tel est le principe de Socrate » (Hegel, Leçons…, t.II, p.275).

11 Par "Sittlichkeit » Hegel entend la vie d’un peuple dont tous les éléments, lois, mœurs, religion forment un tout organique (ou une œuvre d’art classique) dans lequel l’individu est parfaitement intégré et ne sépare pas son sort de celui de sa patrie.