troisieme Partie : Socrate et l'envers du discours du Maitre
Lire : 1° il a vu en Socrate (les agalmata 216e), 2° Il lui propose en échange de son corps le savoir divin possédé par Socrate : Réponse de Socrate 218d Phase I : Socrate : je ne sais pas ; mais c’est toi qui sait Phase II : Socrate : tu ne sais pas plus que moi, vu les apories rencontrées dans le débat ; nous sommes devant l’abîme du non-savoir, dans la même position , celle du non-savoir ; alors cherchons ensemble, philosophons, si tu le veux bien Phase III : Réponse d’Alcibiade : « Socrate tu joues, tu te caches, tu fais semblant de ne pas savoir ». L’ironie est dénoncée. Postulat : il n’est pas possible qu’il n’y ait pas de savoir, il existe quelque chose comme une sagesse (car il y a un savoir de tout ou du tout). « Et, d’ailleurs, ce savoir, il est en Socrate, je l’ai aperçu ». Cf. Les agalmata entrevus dans le ventre du silène. Socrate est mis en position de sujet supposé savoir. Transfert amoureux d’Alcibiade sur Socrate. Phase IV : Maintenant Alcibiade cherche a se faire aimer en retour . Par cet amour de contre-transfert (être aimé à son tour de Socrate) il lui tend un piège pour obtenir le savoir. L’échange jouissance intellectuelle (sagesse de Socrate) contre jouissance corporelle (beauté d’Alcibiade). Par l’amour, Alcibiade masque l’abîme du non-savoir, le manque en l’Autre. Il tente de neutraliser l’action socratique du non savoir. Alcibiade reste dans l’illusion, le fantasme du sujet supposé savoir. Eloge de Socrate. Mais c’est ambivalent : il en rajoute car, en réalité il hait Socrate : Alcibiade lui en veut de ce qu’il n’a pas voulu lui donner ce qu’il avait. Donc Socrate ne l’aime pas : « Tu ne veux pas me le donner ; Socrate tu es méchant ». L’agressivité contre le possesseur de ce dont on est privé et dont on jouirait si on l’avait, n’est là que pour obturer la béance fondamentale du désir, son réel.
Il est certains savoirs qui ne permettent pas d'être obtenus sans que nous entreprenions une recherche personnel, un Odyssée à la fois théorique et existentiel, sans que nous n'ayons à payer de notre personne, à affronter l'épreuve du non-savoir, l'abîme au cœur de la pensée. Penser, comme le dit Deleuze, c'est toujours "affronter le chaos". Les savoirs les plus importants sont de ce type. Les savoirs métaphysiques, moraux ou politiques sont de telle nature qu'on ne peut, comme dans le cas des sciences et des techniques les "apprendre". Le Banquet : Socrate est resté en méditation, planté tout droit, immobile, dans le vestibule du voisin, avant de rentrer dans la réunion où l'attendent ses amis. Agathon est curieux de connaître sa découverte. Socrate lui répond ceci qui est capital qui touche à la transmission du savoir et qui est une critique d'une image que j'appellerais celle de l' entonnoir : "quel bonheur ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que, de celui qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est plus vide, pourvu que nous fussions, nous, en contact l'un avec l'autre; comme quand le brin de laine fait passer l'eau de la coupe la plus pleine dans celle qui est plus vide ! Si c'est ainsi en effet que se comporte pareillement le savoir, j'apprécie hautement le fait d'être auprès de toi sur ce lit; car j'imagine que, partant de toi, beaucoup de beau savoir viendra m'emplir! le mien, vois-tu, a toute chance d'être un maigre savoir, si même il n'est pas tel un rêve, d'une réalité discutable […] - Socrate, tu es un insolent ! dit Agathon." Bqt 178d
1/ que le savoir socratique échappe à ce qu'on appellera le discours du Maître. 2/ qu'avec Socrate, ce qui apparaît dans toute sa netteté c'est le discours philosophique pur, soit celui qui fait de la quête, de la recherche quelque chose de positif, et d'essentiel, quelque chose de définitif. Par là, il s'oppose au discours qu'on appellera métaphysique, et qui est par excellence le discours du Maître.
Partons de l'idée que Socrate doit connaître ce dont il manque, pour savoir que cet objet lui manque. Il a une idée de la sagesse, du type de savoir qu'elle est, et dont il sait qu'il en est dépourvu. Qu'entendre par ce savoir philosophique dont le philosophe voudrait être possesseur, dont il est en désir ? Le savoir philosophique recherché l'est comme science véritable. On dit en grec épistémé, soit le discours qui fournit les raisons de ce qu'il avance, donne le pourquoi de façon complète ou ultime, ou du moins s'en approche. En cela, il est différent de la doxa dont le caractère est justement d'être un jugement sans justification, détaché, délié, flottant, sans base… Le savoir vrai, epistémé s'impose nécessairement à tous en fonction de la cohérence ou consistance de ses propositions, de l’enchaînement nécessaire des raisons. Ce savoir est UN et forme un TOUT, un système bien lié de propositions. Savoir Un c'est à dire sans faille, et formant un tout qui ne laisse rien d'essentiel en dehors de soi. Comprendre ce qui est c'est pouvoir prendre ou saisir l'être, la réalité, les prendre dans l'unité et la totalité sans reste important d'un savoir. Et le premier savoir, c'est la nomination : le nom est ce qui ressaisit la diversité sensible d'une chose dans l'unité d'une signification : "ceci est ce que nous regroupons dans la signification : bureau, chaise…" Connaître c'est pouvoir nommer. Par le savoir la sagesse est possédée comme une chose une, elle est tenue et se tient dans la plénitude d'un discours un. Et la possession de l'UN, de cette plénitude du savoir, rend bienheureux, apporte la satisfaction la plus haute que l'homme puisse espérer. Tel est le concept ou l'idéal de savoir, celui qui est recherché comme sagesse. Et, il fallait que nous en ayons l'idée pour savoir que justement nous ne l'avions pas. Nous ne chercherions pas la sagesse si nous n'en avions déjà l'idée, si nous ne connaissions ce qui nous manque. Cf. Pascal « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ». Ce que Socrate recherche, et dont il sait qu'il manque, la sagesse, il en a l'idée, et il sait en quoi elle devrait consister, même s'il constate que lui et ses contemporains en sont dépourvus. Evidemment, vous ne pouvez, vous modernes, éviter de sourire et de mettre en doute l'obtention possible par l'homme d'un tel savoir, d'une telle science. Que d'essais ont été tentés depuis Socrate ! Et comme ce savoir tant recherché nous manque toujours, il est à soupçonner qu'il est inatteignable, et cela à jamais. Mais, en même temps vous ne vous en tenez pas à cette proposition, vous êtes balancés d'un côté et de l'autre entre deux propositions opposées, comme on va le voir. D'une part, si cette proposition devait être admise, la philosophie deviendrait complètement inutile : en effet, à quoi servirait de continuer à rechercher un savoir, une sagesse dont on sait pertinemment qu'elle est impossible à atteindre ? A rien, ce serait absurde. Ce peut être votre position, mais ce qui est sûr, ce ne peut être la position de Socrate (qui n'est ni sceptique ni empiriste à ce point de vue. La position empiriste pure, ainsi que le positivisme, développent toutes deux une indifférence ou pire, comme dit Deleuze, une haine moqueuse à l'égard de la philosophie). Comment le désir de sagesse se maintiendrait-il si ce savoir est posé comme définitivement inaccessible ? La position socratique, qui coïncide avec le philosopher lui-même, semblerait donc par opposition, supposer que la sagesse ou son équivalent soit pour l'humanité approchable. D'autre part, quand nous affirmons que ce savoir est à tout jamais impossible à atteindre sur quoi nous fondons-nous pour dire cela ? Qu'en savons-nous ? Les capacités du cerveau humain ne nous sont-elles pas inconnues ? De plus, notre doute sera vite contrebalancé par l'idée que le réel est connaissable et que c'est la science qui pas à pas, et de révolutions en révolutions, nous en livre justement la connaissance. Vous-mêmes, de ce point de vue, celui de la connaissance, vous faites majoritairement confiance au progrès de la science et vous pensez qu'un jour on aura sinon réponse à tout, du moins à l'essentiel, et cela grâce aux développements de la physique, chimie, biologie, etc… Grâce au progrès de la science l'inconnu d'aujourd'hui sera le connu de demain.
Cette position, qui est commune à une très grande majorité de gens, est celle qui est fondamentalement celle du Maître. Ce n'est pas non plus celle que semble soutenir Socrate, comme on va le voir. Le maître est celui qui pense qu'il y a des réponses à tout, qu'il n'est pas de problème qui n'ait sa solution ou du moins qu’il y en aura une dans l'avenir. De tout il y a un savoir possible en droit. Rien n'est laissé en dehors du monde et du savoir qu'on peut petit à petit en prendre. Le monde est sans faille, sans énigme ou mystère fondamental ou dernier. Il n'y a pas de mystère, il n'y a que du provisoirement inconnu. L'être, le réel est réductible en droit au Un et au Tout du savoir, de la sagesse, aussi éloignée de nous soit-elle. Ce principe, qui soutient le discours commun, est aussi celui qui soutient le discours métaphysique qui réalise par excellence le discours du maître. Pour le discours métaphysique, l'acte, la situation de questionnement, de doute, est à penser comme quelque chose qui n'est pas, au contraire de Socrate, essentiellement positif. C'est un moment, un moment relatif à l'homme (ou à tel homme, ou à telle culture), et qui reste second, secondaire par rapport à l'ordre du monde, par rapport à la vérité, par rapport à l'être dont la connaissance est le bien suprême. La souffrance (de la quête) ou le manque (ressenti) n' ont pas de valeur en soi, car le questionnement, le désir de savoir s'efface une fois la vérité sue. L'acte de questionner n'est rien d'essentiel dans l'ordre de l'être. La question n'a de valeur que pour l'homme qui cherche à connaître, et en tant qu'il est dans l'ignorance du vrai savoir. Mais quand celui-ci est atteint, il n'y a plus de place pour le questionnement: ce dernier est donc quelque chose de négatif, purement subjectif, qui est voué à disparaître dans le TOUT, l'UN du savoir final. Il n'a donc aucune positivité intrinsèque, mais seulement relative, extrinsèque. Or Socrate peut être compris comme celui qui a posé le premier le questionnement comme un bien, comme quelque chose d'absolument positif. Mais comment est-ce possible? Voilà tout le problème. Comment le fait d'être dans le dénuement, dans l'épreuve du manque de savoir, du vide, serait-il un bien, quelque chose d'intrinsèquement bon, et non quelque chose de négatif, une situation à éviter, si on le peut ? Pour le discours du maître (métaphysique) cette épreuve du manque ne peut être de l'ordre d'un bien essentiel, puisque le bien c'est le savoir et que son absence c'est une privation, une souffrance et que c’est donc le mal (ou sa source), le négatif. Comment donc penser la positivité du négatif c'est-à-dire la situation de questionnement, qui est le philosopher même, et avec laquelle coïncide Socrate ? Nous venons de voir quelle est la position philosophique originale qu'initie Socrate dans son opposition au discours philosophique traditionnel (métaphysique) qu'on peut appeler discours du maître. Essayons maintenant de préciser cette position en dégageant ce qui la soutient. |