Le copyleft, principe actif du lieu.





Préambule.


L'intitulé du colloque est « Trans-activer les espaces », avec pour mots clefs préliminaires à son élaboration « Partages en jeu, participations et collaborations ».

« Trans-activer les espaces » voudrait dire : faire agir entre elles « des étendues indéfinies qui contiennent et entourent tous les objets »1.

Je vais tenter de montrer que nous ne pouvons agir et inter-agir et trans-agir que si nous sommes dans des espaces délimités, autrement dit des lieux. Ces lieux mêmes où l'action se déroule et atteint, dans son déroulement, un autre lieu pour avoir lieu.

Ce qui circonscrit l'espace en son étendue indéfinie est la condition première à l'action, l'inter-action, la trans-action. Quelque chose ne peut avoir lieu sans qu'il n'y ait un lieu. Ne savons nous pas également que selon ce qu'a pu en découvrir Mallarmé : « Rien n'aura eu lieu que le lieu »2 ?


Ce lieu, ce qui a lieu, ce qui est lieu, est un corps. Pour qu'un corps ait lieu, il lui faut être limité par un dessein, une intention éthique qui offre profil à d'autres profils. Afin d'envisager le face à face à d'autres corps confrontés3.


Je vais m'appuyer sur la notion de copyleft et de sa mise en oeuvre dans le domaine de la création artistique avec la Licence Art Libre pour montrer la nécessité de limiter les étendues indéfinies afin qu'ait véritablement lieu un espace de liberté, de partage et de collaboration.




Introduction.


Posons l'intention de ce colloque : faire agir entre eux les espaces.

Les espaces, c'est à dire, « les étendues indéfinies qui contiennent et entourent tous les objets. »


Je vais supposer que l'opération de trans-activation a pour but de mettre en activité ces espaces entre eux, de les faire agir, inter-agir, trans-agir. La question se pose alors : cet indéfini propre à l'espace permet-il réellement la trans-activation espérée ?



L'espace en son étendue indéfinie.


Cette affirmation : « trans-activer les espaces » ne trahie-t-elle pas la démesure de la tâche ? Poser la volonté de faire agir entre eux les espaces, n'est-ce pas franchir une limite, celle qui rend l'opération impossible ?

Faire agir entre eux les espaces ? Mais qui sommes nous pour envisager pareil programme ?

Cela ne nous mettrait-il pas également en situation d'impuissance, tétanisés par l'ampleur de l'action, une action qui s'inscrit dans l'indéfini, cet indéfini pas même décrit comme pouvant être un moyen d'accès à un infini possible ?


Bref, l'indéfini dont il est question là, il faudrait bien voir qu'il se rattache à la tradition de la théologie négative4, cette pratique de la connaissance qui approche son objet par son inconnaissance, son innommable, son indéfini-infini, son absence réelle : autant dire, et pour le dire comme une possibilité vécue, sa réelle présence hors de toute emprise.

Cet indéfini-infini se rattache également à ce qu'a pu nommer Georges Bataille, une athéologie, c'est à dire une « théologie mystique fabuleuse ».5 Cette négation de l'objet, apparente et affirmée, mais qui, en suite de Nietzsche6 se situe pourtant bien dans la trajectoire possible de la négativité théologique, au risque de verser dans le nihilisme extatique et sacrificiel. Là où le déni de l'objet ressemble fortement à l'expression de la volonté de sa possession absolue. S'y consumer par la destruction, voire, par la clairvoyance.


Il ne m'échappe pas que « trans-activer les espaces » se veut étranger à ce genre de préoccupations : la poursuite de l'objet dont il est question là est trivial. Il est question de partager, de collaborer et de participer. Et pourtant, que peut envisager « trans-activer les espaces » sinon s'inscrire dans une cosmologie extraordinaire, fabuleuse et pleine promesses relationnelles ?


Il faut donc reposer la question, non plus en terme d'espace, mais de lieu, tel que Kitharo Nishida a pu l'envisager.7

Car nous n'habitons pas des espaces, mais un lieu8. Nous n'habitons pas l'indéfini, mais une finitude certaine qui a rapport possible avec l'infini toujours incertain. Un certain infini, selon les traditions qui en rendent compte et qui définissent cet infini compris dans toute finitude.

Notre corps pour faire face.


C'est pour essayer de percevoir ce qui se cachait derrière cette annonce dont l'effet semble augurer quelque chose de merveilleux que j'ai, mais trop brièvement, tenté de montrer qu'on ne peut « trans-activer des espaces » sauf à aborder l'indéfini-infini et vouloir ainsi dépasser l'infini tel qu'il peut s'entendre dans sa définition, c'est à dire tel qu'il peut se définir autant par une approche négative que par celle instituée par un dogme.


Le lieu, lieu d'être.


Ce qu'il est possible d'envisager c'est une trans-activité des lieux entre eux. Car le lieu c'est, si j'en crois la définition du dictionnaire, une « partie circonscrite de l'espace où se situe une chose, où se déroule une action. »9 C'est le lieu de ce qui a lieu. C'est l'endroit des événements. Il n'y a pas d'autre endroit possible pour contenir une action, car une action ne peut avoir lieu, ne peut prendre corps que dans un espace limité. « Rien n'aura eu lieu que le lieu. »10 dit bien, en fin de compte, qu'est-ce qui prend corps, qu'est-ce qui existe et de quelle nature est sa limite vitale.

C'est donc bien parce que le lieu est un espace limité, défini et précis que les événements ont lieu et que tout lieux peut avoir relation avec d'autres lieux. Des corps avec d'autres corps. Des faces à faces peuvent prendre place11.

Ce qui n'est pas possible, pour les raisons que j'ai expliqué, avec les espaces. Sans limites définies, l'espace n'a pas lieu : il est une aire indéfinie où l'infini même se perd. En ce sens, l'a-théologie de Bataille est une avant-garde qui livre son esprit comme une chair à canons. L'intellectuel, tête chercheuse, trouve à qui parler dans la mort même, pas uniquement celle de Dieu mais aussi la sienne propre.


Revenons à notre lieu vivant. En conséquence de ce que forme le lieu avec ses limites, se créent des objets qui sont autant de prolongements du lieu.

C'est là qu'intervient le principe actif de ce qui forme écosystème.



Le copyleft, principe du lieu.


Pour illustrer concrètement mon propos, après avoir fait ces mises au point sur ce qui fait espaces et lieu en fonction d'une trans-activation possible, je vais prendre l'exemple d'un échange collaboratif : soit plusieurs personnes qui créent des choses (pour ne pas trop préciser si c'est de l'art ou non, si c'est dans un cadre scientifique ou non, professionnel ou non) entre elles.

Ces choses sont ainsi disponibles au transport et constituent des biens communs12 qui profitent à chacun et à tous sans que personne ne puisse en avoir la jouissance exclusive.

Quelque chose a lieu, outre la création d'objets, qui est de la transmission. Nous sommes là dans le lieu même de la création, dans sa tradition, celle qui fonde et qui ne se fige pas. Nulle création n'est concevable sans ce transport. L'accès libre aux données (si bien nommées) est une condition première au transport possible. Ainsi peut-on copier, diffuser et transformer sans que personne ne puisse s'approprier ces biens communs du lieu commun de la création.

Ce dernier point est particulièrement important. Droit d'utilisation, de copier, de diffuser et de transformer avec obligation de conserver ces mêmes droits : vous avez là le principe de ce qu'on appelle le copyleft.



Des logiciels libres copyleft.


Issue du logiciel libre, mais en droite ligne de la tradition de la pratique informatique telle qu'elle a pu se faire dans les années 50 avec le projet Share d'IBM13 et telle qu'on la trouve décrite dans les RFC (Request For Command)14 de l'équipe qui a créé l'internet, le copyleft est une notion juridique qui s’appuie sur la législation en vigueur pour autoriser :

l’usage

la copie

la diffusion

la transformation des créations.

Avec, comme je vous le disais, cette obligation fondamentale : conserver intacts ces quatre droits.

Les première oeuvres copyleft ont été des logiciels, qualifiés de « logiciels libres ».


C'est Richard Stallman, informaticien travaillant au Massachusetts Institute of Technology, qui a eu l'idée de formaliser le copyleft lorsqu'il a constaté que les usages de libre circulation de la connaissance étaient mis en péril au début des années 80 par des logiciels propriétaires qui interdisaient les 4 droits que je viens de citer.

En 1984, il crée la Free Software Foundation15 pour promouvoir le logiciel libre et le concept du « copyleft ». En 1989 il met au point avec un juriste une licence, la General Public License16 qui rend effectif et légal le copyleft. Cette licence est associée au projet GNU qui définit le projet des logiciels libres de type copyleft.


Il existe de nombreux logiciels sous licence GPL, le plus connu étant sans doute le système d'exploitation GNU/Linux17. Je vous recommande par exemple the Gimp18 pour remplacer Photoshop, OpenOffice19 pour remplacer Microsoft Office et d'aller voir sur l'excellent site framasoft.org20 pour y puiser les logiciels libres qui peuvent vous intéresser.


Le copyleft se concrétise donc pour les logiciels grâce à la General Public License (GPL) et pour l'art ou le para-art avec la Licence Art Libre (LAL) qui est aujourd'hui la seule licence libre pour la création artistique à être reconnue par la Free Software Foundation.21 Je mentionne le « para-art » car il faut bien comprendre que la LAL ne concerne pas seulement la création artistique, mais tout ce qui peut prendre formes.

Je vais vous la présenter maintenant.



Copyleft Attitude et de la Licence Art Libre.


La Licence Art Libre22 a été rédigée en juillet 2000 avec deux juristes parmi les premiers à s'être intéressés à la GPL23 suite aux rencontres Copyleft Attitude que j'ai organisé avec un groupe d'amis artistes à Paris, en janvier à Accès Local et en mars à Public.

Vous la trouvez sur le site artlibre.org où sont répertoriés de nombreuses oeuvres libres (images, sons, textes, etc) réalisées par des auteurs soucieux de trans-création. De création tout court comme elle s'est toujours réalisée, c'est à dire par la copie, la diffusion et la transformation de ce que l'esprit forme.


Cette formalisation juridique est nécessaire pour réaliser les intentions d'échanges, de reprises, de mixages qu'on trouve déjà pratiqué dans la création contemporaine. Pour ne pas en rester à la seule « bonne intention » il faut un contrat juridique. Le droit d'auteur classique qui s'applique sinon. De fait.

La Licence Art Libre rend réel et légal le copyleft pour tous types de créations.

Depuis sa mise à disposition, des milliers d'oeuvres (photos, textes, musiques, etc) ont été placé sous LAL de la part de centaines d'artistes ou non-artistes, professionnels ou amateurs. Le collectif Copyleft Attitude est depuis les rencontres inaugurales de 2000, une association de fait qui regroupe des artistes, des informaticiens, des juristes et toutes personnes intéressées par la libre circulation des données24.


C'est donc sur la base d'un principe de création comme le copyleft (et celui-ci est particulièrement adapté et cohérent avec le matériau numérique et le transport réticulaire de l'internet) qu'il est possible, réellement, de trans-activer25. D'être dans une opération de partage et de collaboration en droits et en garantie de ces droits. D'être en lieu de création. Non pas tant faire la preuve d'une intelligence particulière que d'être en intelligence avec le lieu et ses habitants.

C'est le lieu de trans-actions.




« Le copyleft, principe actif du lieu ». Un texte pour le colloque « Trans-activer les espaces » organisé par Nathalie Fougeras et l'association de doctorants Synthèse à l'université Paris 8 le 05 décembre 2005.

Antoine Moreau, 05 décembre 2005.

Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le redistribuer et/ou le modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.


Photographie 229.jpg

Théo Bondolfi, sans date, sans titre. http://www.ynternet.org/attachment/81b85df292b605c2d8acaf500b5fc186/6537a8457fec69982d133dd3c1f05882/229.jpg

Copyleft : cette oeuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.




Bibliographie :


Webographie :



1Définition de « espace », Petit Larousse Illustré, 1990.

2Stéphane Mallarmé, Un coup de dés, Poésie Gallimard, 1914, p. 426, 427 & http://math.dartmouth.edu/~doyle/docs/coup/cover/cover.html

3Je propose deux repères, deux pôles apparemment opposés pour comprendre l'éthique liée au face à face et au corps à corps : un pôle sud, c'est le face à face du visage de Lévinas et un pôle nord, c'est le corps à corps du Marquis de Sade. Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Livre de poche, 1984. DAF de Sade, La philosophie dans le boudoir, Gallimard Folio, 1976.

4Pour ce qui concerne l'Occident, Saint Jean de la Croix, La nuit obscure, éditions du Seuil, Paris, 1984 et Maître Eckhart, Traités et sermons, Flammarion, Paris, 1995, par exemple.

5Olivier Capparos, Expérience et langage dans la pensée de Georges Bataille http://www.lutecium.org/stp/aesthetica/capparos.html

6Le célébre « Dieu est mort » Le Gai Savoir, livre V, § 343, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, tome 2, 1993, p. 205, 206.

7« Le vide d’un lieu est comblé par une force, et ce lieu, qui auparavant était une chose, s’emplit d’un potentiel. » Nishida Kitarō, La logique du lieu, in chapitre Lieu (1926), traduction de Rolf Elberfeld, Éditions Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt 1999.

8 « L'espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c'est à dire mué en un terme relevant de multiples conventions, posé comme l'acte d'un présent (ou d'un temps), et modifié par les transformations dues à des voisinages successifs. » Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Arts de faire, Gallimard Folio, 1990, p.173. Ce qui dit bien que le lieu précède l'espace, qu'il est la condition de sa présence et que l'expression de l'espace est celle du lieu, sachant que, parlant, nous sommes parlés. Les relations entre les lieux entre eux à travers l'espace qui se crée à notre perception, vont permettre un jeu, une mise en branle de la stabilité constitutive du lieu. Son histoire dans l'espace mouvant.

9Définition de « lieu », op.cit.

10Mallarmé op.cit.

11« En somme, l'espace comme un lieu pratiqué. », De Certeau, op.cit. p.173. Cette définition pose la pratique du lieu comme condition pour toute création d'espaces, ceux-là mêmes qui vont, entre les lieux, permettent leur trans-activité. Ainsi, ce sont bien les lieux qui transactivent entre eux quand l'espace est crée par leur mise en pratique.

12Biens communs. Toute « chose » ou entité immatérielle à laquelle on a décidé de donner un statut de propriété commune, de la faire appartenir à tous, parce qu'elle n'appartient à personne. Dans le sens moderne, la propriété commune est universelle, elle est celle de l'humanité. Dans le sens ancien, il s'agissait souvent de la propriété d'une communauté restreinte. A ne pas confondre avec les biens publics dans le sens d'objets d'une propriété publique (gérée par des institutions publiques). Philippe Aigrain, Cause commune, l'information entre bien commun et propriété, Fayard, 2005, p. 265.

13Une histoire du libre complète et non partisane : http://www.libroscope.org/Un-point-de-vue-subjectif-sur-l

14Les RFC sont un ensemble de documents qui font référence auprès de la Communauté Internet et qui décrivent, spécifient, aident à l'implémentation, standardisent et débattent de la majorité des normes, standards, technologies et protocoles liés à Internet et aux réseaux en général. http://www.commentcamarche.net/internet/rfc.php3

15http://www.fsf.org

16Les réponses aux questions au sujet de la GPL : http://www.gnu.org/licenses/gpl-faq.fr.html

17http://linux.org

18Un traitement d'image libre http://www.gimp-fr.org/

19Une suite bureautique libre http://fr.openoffice.org/

20Un portail du libre multiplateforme http://framasoft.org

21Voir sur le site de la FSF http://www.fsf.org/licensing/licenses/index_html#OtherLicenses

22Sur le site de Copyleft Attitude http://artlibre.org/licence/lal/

23La LAL a été rédigé par Mélanie Clément-Fontaine, David Geraud, juristes et Isabelle Vodjdani, Antoine Moreau, artistes, avec le concours de la liste de diffusion copyleft_attitude@april.org

24Ces données ne sont pas seulement d'ordre purement artistiques mais toutes formes qui ont rapport avec le lieu commun de la création. Ainsi, la société Di&Mark qui a publié sous Licence Art Libre une étude au sujet du logiciel libre et des entreprises : http://drevillard.free.fr/texte_livreblanc.htm

25Ainsi le site Transactiv-exe à l'initiative d'Isabelle Vodjdani http://www.transactiv-exe.org/ qui décrit dans sa présentation l'opération de transactivation (données sous Licence Art Libre) : « L’exercice de la transactivation convertit des situations en expériences vécues et racontées. Les transactiveurs portent leur attention à toutes sortes de situations susceptibles de constituer à leurs yeux, l’objet d’une expérience esthétique intéressante. Leur choix ne se limite pas au champ balisé de l’art, mais s’élargit également à des situations rencontrées ou inventées. Leur activité se fonde sur l’hypothèse que l’accomplissement d’un travail artistique réside dans ses multiples transactivations, c’est à dire les actes de réception, d’exploration et de coopération qui contribuent à donner vie et consistance à des situations. En rapportant leurs expériences personnelles à travers des récits critiques, en écrivant et réfléchissant ensemble sur les implications idéologiques de leur travail, les transactiveurs souhaitent former un relais ouvert aux nouveaux contributeurs qui se reconnaîtront dans le désir de privilégier une approche plurielle, subjective et investie de l’art. Les membres de transactiv.exe n’ont pas forcément de certitude quand à leur statut (artiste, critique, chercheur ?). Par contre, ils ont conscience de participer pleinement à la vie artistique par leur goût de l’expérimentation et leurs qualités d’agents sensibles. »

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