C'est peut-être là qu'il faut rechercher une des raisons de nos difficultés, même techniques. Comment la littérature, irréductible au tout et à l'unité, peut-elle s'affirmer dans nos publications collectives où nécessairement c'est la question du tout, le point de vue de l'"ensemble" qui doit être et à juste titre prédominant ? Au fond, ne devrions-nous pas nous rendre compte de ceci ? Ce qui est en jeu dans notre entreprise, c'est la recherche d'une parole plurielle qui ne saurait être le livre (et qui doit faire échec à l'immobilité, au caractère d'éternité du livre ; de plus, un livre est trop impersonnel pour pouvoir être écrit par plusieurs), mais encore moins à concilier avec l'apparence d'une revue et des nécessités pratiques et périodiques. L'art d'écrire un livre n'est pas encore trouvé, disait Novalis. Il est clair que la forme de cette parole plurielle, nous ne l'avons pas non plus trouvé mais je crois que c'est cette recherche qui compte et qui peut-être compte seule. Me permettez-vous d'ajouter que, quelle que soit l'issue heureuse ou malheureuse de notre tentative, je lui serai reconnaissant de m'avoir permis de vous voir plus souvent et de pouvoir désormais penser à vous comme à un ami très proche. Maurice Blanchot dans une lettre inédite (1964) à Louis-René des Forêts |
Intro.
Copyleft Attitude http://artlibre.org est né de l’observation et de la pratique de l’internet. Observation aussi de ses acteurs les plus en phase avec l’intelligence propre au net : les informaticiens en réseau qui utilisent et créent des logiciels libres. Au cœur de ces communautés, un principe fort simple : droit de copier, diffuser et transformer les logiciels avec l’interdiction d’en faire un usage exclusif. C’est le projet GNU http://gnu.org initié par Richard Stallman en 1984 avec la Free Software Foundation. Le logiciel libre le plus connu issu de ce projet est sans doute celui qu’il n’a pas créé : GNU/Linux, initié par Linus Torvalds.
En janvier et mars 2000 j’organise avec l’aide d’autres artistes regroupés autour de la revue Allotopie (Roberto Martinez, Antonio Galego, François Deck, Emmanuelle Gall) 2 rencontres de 3 jours entre le monde du Libre (informaticiens, juristes, acteurs de l’internet citoyen) et le monde de l’art. Nommées Copyleft Attitude, elles ont lieu à Paris à Accès-Local et à Public. Débats, exposés, prises de contacts et ateliers pour amorcer ce qui aujourd’hui ne cesse de s’amplifier et de s’affirmer. Ces deux mondes ont pris conscience de la dimension culturelle qui les unissait et le rapport qui pouvait y avoir entre eux. Avec, il faut le dire, pas mal d’interrogation et de surprises de part et d’autres. L’un et l’autre ignorant tout, à ce moment-là, de l’un et de l’autre.
Les œuvres créées sous copyleft avec la Licence Art Libre ne sont pas finies, quand bien même elles seraient abouties. Elles s’offrent toujours à la reprise possible sans être soumises à l’emprise définitive. Chacun peut les utiliser selon ses intentions, elles n’appartiennent à personne, elles sont à tout le monde. Les auteurs ne sont pas niés pour autant : ils sont explicitement mentionnés, ainsi que leur création, dans les quelques lignes qui indiquent qu’ils autorisent la copie, diffusion et transformation.
[Quelques lignes pour indiquer le nom de l'oeuvre et donner une idée éventuellement de ce que c'est.]
C’est alors qu’une création commune peut réellement avoir lieu. Chaque auteur est conséquent. Avec lui-même, il fait le choix du copyleft et avec les autres, il ouvre la relation. Celui qui est à l’origine de l’œuvre comme ceux qui arrivent ensuite sont conséquents. Ils s’offrent à conséquences multiples. La logique qui prime est celle qui reconnaît la valeur, non pas uniquement dans l’originalité supposée rare, mais aussi et surtout dans le process qui implique chacun des auteurs. Aucun ne prime pour le simple fait qu’il serait, selon la croyance, à l’origine de l’œuvre. C’est là toute l’utilité juridique du copyleft pour définir l’œuvre et donner un statut autre de l’auteur. Car il ne s’agit :
Il s’agit d’une oeuvre commune.
Il y a nécessité de redéfinir les mots employés qui sont dévolus à cerner ce qui fait forme. Cela permet d’en redécouvrir les contours. Décapée par cette « remise en forme », la création artistique apparaît dans tout ce qui fait sa vérité. Cette remise en forme est une mise à jour utile pour la pratique de l’art possible. Elle s’inscrit dans le sillage originel de son apparition, le fait d’art qui a produit les formes d’arts.
Voici donc les définitions des mots-clefs qui sont utilisés dans la Licence Art Libre : Une communauté d’auteurs post-artistique et post-communiste ?
Les situationnistes ont œuvré au « dépassement de l’art » : ils en ont été les négateurs zélés. Le « projet communiste » se donnait comme objectif la réalisation du genre humain dans l’Histoire : il en a été la fable tragique. Nous sommes bien alors dans une filiation autonome. C’est aujourd’hui l’automne de ce qui faisait jusqu’alors l’été de l’origine. C’est aussi l’automne de l’art, son hiver en perspective, son printemps sûrement. C’est pour cette raison que nous pouvons parler de période contemporaine « post-artistique ». Non pas le fantasmé terrifiant « dépassement de l’art», mais ses à-côtés multiples. Ainsi les artistes, selon le copyleft, sont-ils des post-artistes. Plus exactement, des para-artistes qui accompagnent la chute historique de l’art comme les parachutistes accompagnent la chute du voile qui les tient en l’air. L’art peut être qualifié de para-art. Son exercice est une para-chute quand le mouvement dessiné est déterminé aujourd’hui par le plomb dans l’aile.
Mais alors, quelle peut être la réalité sociale d’un artiste, contemporain du post-artistique ? Sans doute est-il un commun des mortels, bien commun et bien mortel. Ses qualités sont dans cette capacité retrouvée à être commun et mortel. Non pas pour nier les valeurs encore propres à sa recherche en art, sûrement plus approfondie que n’importe qui d‘autre, mais au contraire pour en retrouver la justesse et l’endroit : le lieu commun, celui de la disparition de tout territoire exclusif. C’est en ce lieu que l’événement politique et culturel peut avoir lieu. A développer. L’internet, lieu par excellence, est apparu là comme un indicateur pertinent.
Sans licence copyleft, l’intention des auteurs de créer une œuvre commune est réduite à néant. Car de fait, toute création est soumise au droit d’auteur classique. Pour dépasser l’intention qui se veut bonne et réellement réaliser une œuvre commune, il est nécessaire de passer par un contrat juridique comme le propose la Licence Art Libre. Aussi, ce qui rend réel une œuvre qui s’inscrit par habitude dans le champ de l’art, ce n’est pas tant les qualités dont elle veut démontrer la superbe, que les conditions qui lui permettent d’excéder les finalités qui étaient les siennes propres. La question de la loi est là qui se pose. Une loi du genre artistique renouvelée par l’opération d’un retournement. Non pas le renversement, ni le détournement de la loi, mais bien son retournement, comme on le fait d’un indicateur en matière de renseignements. Il s’agit là d’un phénomène qui agit dans l’ombre et à l’abri des regards mais dont les résultats attendus et visibles indirectement reposent sur un travail de fond. Le travail de l’art agit sûrement ainsi, le culturel, dans ses phénomènes apparents, en donne un aperçu sensible. Une hypothèse pour finir momentanément : et si, sans le savoir encore, une part non négligeable des pratiques contemporaines de l’art étaient en phase avec la notion de copyleft ? Sans l’avoir formalisé ni pratiqué, comme le collectif Copyleft Attitude a pu le faire avec la Licence Art Libre, les créations collectives qui encouragent le partage et la mise à disposition des ressources culturelles poursuivent des objectifs également similaires et semblables aussi à ceux des hackers du logiciel libre. Mais les pratiques d’art contemporain ne seraient qu’un leurre si elles ne prenaient pas les moyens techniques juridiques pour rendre réelles ses intentions qui, jusqu’à présent, demeurent virtuelles. Le monde dit « virtuel » du numérique et du net aura été alors plus réel que celui qui tente de toucher la réalité contemporaine de près. Les post-artistes du réseau montrent le réel de l’art en son transport réticulaire. L’inavouable communauté mondiale qui s’annonce à l’ère de la mondialisation généralisée est elle-même tout entière post-artistique : ses figures multiples, des para-formes en tout genre, génèrent des structures vitales qui préservent du néant. Les formes en place, parce qu’elles s’écrasent dans leur trop-plein, pourraient laisser place à ces formes para-artistiques, légères, créatives et dynamiques. |
« Copyleft Attitude : une communauté inavouable ? » Un texte écrit et refusé pour le n° 4 de la revue [Plastik] Copyright © 02.02.04, Antoine Moreau Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites. |